DISCOURS DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL JOSEPH RATZINGER Rome
Je ne me sens pas compétent pour parler sur les thèmes indiqués, il pourrait cependant vous intéresser et correspondre au thème d’aujourd’hui de dire quelque chose de mon approche personnelle sur Newman, où se manifeste, en quelque sorte, l’actualité de ce grand théologien anglais dans les controverses spirituelles de notre temps. Quand en 1946, après le chaos de la guerre, le séminaire de Freising ouvrit finalement ses portes et que je commençai mes études théologiques, fut désigné comme préfet de notre groupe un étudiant un peu plus âgé, qui, déjà avant la guerre, avait commencé à travailler sa dissertation sur la théologie de la conscience chez Newman. Pendant les années de guerre il n’abandonna pas son thème, et la guerre finie, il recommença son travail avec enthousiasme et énergie. Dès le début, s’établit entre nous une solide amitié autour des grands problèmes philosophiques et théologiques. Comme on pouvait s’y attendre, Newman était toujours présent. Alfred Läpple — c’était le nom du préfet — publia son travail en 1952 sous le titre «L’individu dans l’Eglise». Malheureusement, le deuxième volume qu’il annonçait alors n’a jamais été publié. La doctrine de Newman sur la conscience fut pour nous la base du personnalisme théologique qui nous attirait tous par son charme. Notre image de l’homme et notre concept de l’Eglise furent marqués par ce point de départ. Nous avions expérimenté la prétention d’un parti totalitaire qui se comprenait lui-même comme la plénitude de l’histoire et qui niait la conscience individuelle. Quelqu’un vint à dire de son chef: «Je n’ai pas de conscience; ma conscience, c’est Adolf Hitler» [1]. L’énorme désastre humain qui suivit tout cela était devant nos yeux. C’est pourquoi, il fut pour nous libérateur et fondamental de savoir que le «nous» de l’Eglise ne se basait pas sur l’élimination de la conscience, au contraire: il pouvait seulement se développer à partir d’elle. Cependant, précisément parce que Newman comprenait l’existence de l’homme à partir de la conscience, c’est-à-dire, à partir de la relation Dieu-l’âme, il était clair que ce personnalisme n’était pas une concession à l’individualisme et que son lien avec la conscience ne signifiait pas une concession à l’arbitraire, mais plutôt le contraire. Chez Newman, nous avons compris le primat du Pape: liberté de conscience, disait Newman, ne signifie pas «se dispenser d’elle… ou ignorer le législateur et le juge et se libérer de toute obligation intérieure». De là, le fait que la conscience, dans son sens authentique, est le vrai fondement de l’autorité du Pape. Son pouvoir lui vient de la Révélation qui parfait la conscience naturelle, éclairée de façon imparfaite. «La défense de la loi morale et de la conscience est la “raison d’être” du Pape» [2]. Cette doctrine sur la conscience m’est apparue au long de l’évolution de l’Eglise et du monde chaque fois plus importante. Je vois avec plus de clarté qu’elle ne se comprend pleinement qu’en relation à la biographie du cardinal qui reflète tout le drame spirituel de son siècle. Newman est un converti en tant qu’il est homme de conscience. Ce fut sa conscience qui le conduisit, à partir de ses anciens liens et certitudes, au difficile et déroutant monde qui était pour lui celui du catholicisme. Cependant, ce même chemin de conscience est totalement différent d’un chemin de subjectivité qui s’autoaffirme lui-même. Il est, au contraire, un chemin d’obéissance à la vérité objective. Le deuxième pas dans le chemin de conversion — qui chez Newman dura toute sa vie — fut le dépassement du subjectivisme évangélique au bénéfice de la conception d’un christianisme basé sur l’objectivité du dogme [3]. A ce propos, fut toujours pour moi significative, et plus encore ces jours-ci, l’expression tirée de l’un de ses premiers sermons de l’époque anglicane. Le vrai christianisme se manifeste dans l’obéissance et non pas dans un état de conscience, «de sorte que le devoir et la tâche du chrétien s’ordonnent autour de ces deux éléments: la foi et l’obéissance; «il (le chrétien) regarde vers Jésus» (He 2, 9)… et agit selon sa volonté. Il me semble qu’aujourd’hui nous risquons de ne pas juger comme il faut aucun de ces éléments. Nous jugeons stérile ou comme une méticulosité technique toute réflexion véritable et profonde sur le contenu de la foi… En conséquence, nous faisons consister le critère de notre religiosité dans un certain “état d’âme” spirituel… » [4]. En relation à ceci, quelques phrases tirées de «Les Ariens du quatrième siècle», qui de prime abord m’étonnèrent, me semblent importantes: «La paix se fonde sur les Ecritures… pour se soumettre au commandement de la vérité qui constitue en tant que telle une autorité primordiale dans la conduite politique ou privée; pour comprendre… que dans la succession des grâces chrétiennes, la ferveur précéderait la générosité» [5]. Je m’étonne toujours à nouveau en constatant et en méditant comment précisément ainsi et seulement ainsi, grâce à son lien avec la vérité — avec Dieu —, la conscience acquiert valeur, dignité et force. Dans cette ligne, j’aimerais ajouter encore une autre phrase tirée de l’Apologie et qui montre le réalisme de cette conception de la personne dans l’Eglise: «L’activité des mouvements ne provient jamais des comités» [6]. Maintenant, j’aimerais retourner quelques instants à ma référence autobiographique. Quand en 1947 je reprenais mes études à Munich, je trouvais chez le professeur de théologie fondamentale, Gottlieb Söhngen — mon vrai maître en théologie — un connaisseur et un adepte enthousiaste de Newman. Il nous révéla la «Grammaire de l’Assentiment» et avec elle, le mode spécifique et la forme propre de la certitude dans la connaissance religieuse. L’étude publiée par Heinrich Fries, à l’occasion du Jubilée de Chalcédoine, me marqua plus profondément encore. Je trouvais là l’accès à la doctrine de Newman sur «l’évolution du dogme», que je considère être, avec sa doctrine sur la conscience, sa contribution décisive au renouveau de la théologie [7]. Ainsi, il mit entre nos mains la clé qui nous permit d’inclure la pensée historique dans la théologie, mieux, il nous apprit à penser la théologie historiquement, nous donnant la possibilité de reconnaître l’identité de la foi à travers ses changements. Ici, je dois m’abstenir d’approfondir cette question. Je pense que l’apport de Newman n’a pas été encore pleinement exploité par la théologie moderne. Il contient des possibilités fécondes qui attendent d’être développées. Maintenant, je veux uniquement souligner, encore une fois, le fond biographique de cette conception. On sait que la vision de Newman sur l’évolution (du dogme) marqua son cheminement vers le catholicisme. Il ne s’agit pas uniquement d’un développement cohérent des idées. Dans le concept de l’évolution se joue la vie personnelle de Newman. Ceci apparaît clairement, il me semble, dans ses mots bien connus: «Vivre c’est changer; être parfait, c’est avoir changé souvent» [8]. Newman a été quelqu’un qui s’est converti pendant toute sa vie, quelqu’un qui s’est transformé sans cesse et, dans ce sens, qui est resté toujours lui-même, se réalisant toujours davantage. Je pense ici à saint Augustin, qui a tant de choses en commun avec Newman. Quand saint Augustin se convertit dans le jardin de Cassiaco, il comprenait encore sa conversion selon le schéma de son vénéré maître Plotin et celui des philosophes néoplatoniciens. Il pensait que sa vie pécheresse antérieure avait été définitivement dépassée, que le converti serait dorénavant une personne complètement nouvelle et diverse, ce qui lui restait de chemin ne serait qu’une montée continuelle vers un sommet de proximité à Dieu, chaque fois plus pure. Quelque chose de semblable à ce que décrit Grégoire de Nysse dans son «Ascension de Moïse»: «De même que les corps, une fois reçue une première impulsion vers le bas, tombent d’eux-mêmes dans l’abîme sans besoin d’une nouvelle impulsion…, de même, mais au sens inverse, l’âme qui s’est libérée de ses passions terrestres, s’élève constamment au-dessus d’elle-même avec un rapide mouvement d’ascension… un vol qui tend continuellement vers le haut» [9]. L’expérience d’Augustin était différente: il apprendra qu’être chrétien signifie plutôt parcourir un chemin toujours plus difficile avec ses hauts et ses bas. L’image de la montée est remplacée par celle de «l’iter», un chemin pendant lequel nous sommes consolés et soutenus par les quelques instants de lumière que parfois nous recevons. La conversion est un chemin, une route qui dure toute la vie [10]. C’est pourquoi la foi est toujours développement et précisément à cause de cela, maturation de l’âme vers la vérité, vers Dieu, qui «est plus intérieur à nous que nous-mêmes». Newman, dans son idée d’évolution, a présenté sa propre expérience de conversion, jamais achevée; il nous a offert ainsi l’interprétation non seulement de la doctrine chrétienne, mais aussi de la vie chrétienne. Je crois que le signe caractéristique d’un grand maître dans l’Eglise est qu’il enseigne non pas seulement par ses idées et ses paroles mais aussi par sa vie car en lui pensée et vie se compénètrent et se déterminent mutuellement. Si cela est vrai, Newman appartient en vérité au nombre des grands maîtres de l’Eglise car il touche notre cœur et illumine notre intelligence. [1] Affirmation de Hermann Goering, citée dans Th. Schieder, Hermann Rauschning «Gespräche mit Hitler» als Geschichtsquelle, Opladen 1972, p. 19, note 25. [2] Newman John Henry, Lettre au Duc de Norfolk, Desclée de Brouwer, 1970, pp. 242 et 244. [3] Cf. la description de ce chemin dans Ch. St. Dessain, John Henry Newman. Anwalt redlichen Glaubens, Freiburg 1980; cf. aussi G. Biemer, J. H. Newman 1801-1890. Leben und Werk, Mayence 1989. [4] Newman John Henry, Parochial and Plain Sermons, vol. II, Christian Classics, Westminster, Md. 1966, p. 153 sqq. [5] Newman John Henry, Les Ariens du quatrième siècle, Téqui, Paris, p. 190. [6] Newman John Henry, Apologia Pro Vita Sua, Desclée de Brouwer, Paris 1967, p. 169. [7] Fries H., Die Dogmengeschichte des fünften Jahrhunderts im theologischen Werdegang von J. H. Newman, in A. Grillmeier - H. Bacht (Hg), Das Konzil van Chalkedon, Bd. iii Chalkedon heute, Würzburg 1954, pp. 421-454. [8] Newman John Henry, Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, Desclée de Brouwer, Paris 1964, p. 67. [9] Grégoire de Nysse, De vita Moysis, PG 44, 401 A; en allemand: Der Aufstieg des Moses, übers. und eingeleitet von M. Blum, Freiburg 1963, pp. 110 sq. Afin de ne pas se méprendre sur Grégoire, il faut accepter évidemment ce qu’il dit plus loin à propos du rester ferme et du mouvement, d’être debout et de monter: «Il arrive alors dans le rester ferme un monter. Ce qui veut dire que plus quelqu’un reste ferme et imperturbable dans le bien, plus il avance dans le chemin de la vertu. Celui… qui ne reste pas ferme dans le bien est jeté par terre et ballotté par les vagues (Ef 4, 14)..., celui-là n’arrivera jamais au sommet de la vertu. La même chose arrive à ceux qui veulent monter sur le sable; car… on réussit à bouger mais on n’avance pas. Au contraire, celui qui appuie ses pieds sur un terrain solide, les met sur le roc — le roc c’est le Christ (1 Co 10, 4) — celui-là, devenant inamovible (1 Co 15, 59), avancera vite sur son chemin, comme si sa persévérance lui donnait des ailes…» (PG 44, 405 C-D; Blum, l.c., 115). Pour l’interprétation de ces textes de Grégoire, est significative l’introduction de Hans Urs von Balthasar dans sa traduction en allemand du commentaire du Cantique des cantiques. Gregor von Nyssa, Der versiegelte Quell, Einsiedeln 1984 3, pp. 7-26. [10] Cf. L’excellente description du chemin intérieur d’Augustin à son retour en Afrique pour la consécration épiscopale in P. Brown, Augustinus von Hippo. De l’anglais J. Bernard, Leipzig 1972, pp. 126-136, surtout p. 132.
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