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L’annonce de l’Évangile et le défi de l’islam

+ Guy Harpigny
Évêque de Tournai

Rencontre des Commissions doctrinales européennes
(Esztergom, 13 janvier 2015)

 

Introduction

Dans plusieurs cercles de réflexion ou de stratégie pastorale, nous entendons souvent le slogan : La doctrine divise mais le service unit. En d’autres termes, dans le dialogue avec les membres de religions non-chrétiennes comme l’islam, il est plus rentable de faire des choses ensemble plutôt que de parler sur le contenu de la foi, de la doctrine, que ce soit en dogmatique ou en morale. Avec ce slogan, le dialogue devient rapidement une association multi-religieuse qui prône des actions en faveur de la paix, de la justice, en communion avec des personnes et des groupes de toutes les convictions.

Dans cette perspective, il arrive que, pour ne pas aborder des questions doctrinales, certains n’examinent jamais le contenu de la croyance de l’islam. A la rigueur, on sait qu’il y a des différences, mais on n’en parle pas. En revanche, on se sent plus à l’aise dans les domaines sociologiques, politiques et culturels. Ici, on dirait que tous se sentent libres de donner une opinion, un avis. Lorsqu’il y a des difficultés, on en vient à critiquer les responsables politiques ou religieux, qui n’ont pas le courage de voir les choses en face.

Or, l’annonce de l’Évangile en Europe comprend aussi tout ce qui concerne le contenu de la foi chrétienne et tout ce qui a trait à l’acte de foi, l’engagement de foi des disciples du Christ. Aussi, je voudrais rappeler l’évolution de la connaissance de l’islam en Europe, non seulement de la part des connaisseurs de l’islam en général, mais aussi des savants catholiques, jusqu’à la célébration du Concile Vatican II. Suivra une présentation de l’évolution de l’islam après Vatican II, qui modifie assez bien les perspectives de l’Église catholique. J’en viendrai ensuite à quelques pistes de réflexions et à quelques questions sur la méthode.

I. L’insertion de l’islam en Europe jusqu’au XXe siècle

1. Insertion de l’islam

Nous connaissons les différentes vagues de l’arrivée de musulmans en Europe. D’abord en Espagne au VIIe siècle. La résistance des nations chrétiennes s’est soldée par l’expulsion des derniers musulmans en 1492. Les musulmans n’ont pas seulement envahi l’Espagne mais aussi la partie septentrionale de la Méditerranée. Des conflits violents ont finalement rejeté les musulmans.

L’avènement de l’empire ottoman au XVe siècle, avec la chute de Constantinople en 1453, a entraîné l’implantation de musulmans en Europe centrale et orientale. Ici encore, la réaction militaire et politique a arrêté l’invasion aux portes de Vienne. Néanmoins, l’actuelle Bosnie-Herzégovine est restée en majorité musulmane. À partir du XIXe siècle, plusieurs nations de l’empire ottoman en Europe sont devenues indépendantes. Les musulmans sont soit partis, soit devenus minoritaires.

Un autre facteur a surgi. L’expansion des grandes puissances comme la France et l’Angleterre dans des territoires à majorité musulmane, à partir du XVIIIe siècle, a permis de connaître davantage en quoi consiste l’islam. Aussi bien les militaires que les hommes politiques et les scientifiques ont eu l’occasion de mieux entrer dans la compréhension de la mentalité musulmane. Ceci a encouragé la création de chaires d’islamologie dans les universités en Europe.

De plus, les nouvelles méthodes scientifiques en histoire et en sociologie ont abouti à de nouvelles étapes dans la science des religions, l’étude des langues et des mentalités. Au XIXe siècle, nous avons des chaires d’histoire des religions dans les universités européennes ainsi que la reprise de l’étude de la langue arabe et d’autres langues du Moyen-Orient. L’orientalisme est né.

2. Attitudes chrétiennes face à l’islam

Depuis l’avènement de l’islam jusqu’au XIXe siècle, des penseurs chrétiens ont publié sur l’islam. Youakim Moubarac a donné, dans les années 1970, un aperçu des recherches occidentales sur l’islam depuis le haut moyen âge jusqu’à l’époque contemporaine (Recherches sur la pensée chrétienne et l’islam dans les temps modernes et à l’époque contemporaine, Publications de l’Université Libanaise, Section des Études historiques, XXII, Beyrouth, 1977).

S’il fallait synthétiser l’attitude des chrétiens vis-à-vis de l’islam, on pourrait répertorier des actions militaires de défense, avec la fondation d’ordres militaires comme ceux qui veillent au rachat des captifs en terre musulmane ; le souci de l’évangélisation par des missionnaires, comme les ordres mendiants médiévaux qui veulent annoncer le Christ en terre musulmane. François d’Assise en est un exemple. Et, enfin, la volonté de connaître l’islam, ses sources, son développement au plan des sciences universitaires ou des écoles monastiques dont les témoins éminents sont Bède le Vénérable, Pierre de Cluny, Anselme de Cantorbéry, Ramon Lull, Ricoldo da Montecroce, Guillaume de Tripoli, Nicolas de Cues et Jean de Ségovie.

Avec les Réformateurs du XVIe siècle, la vision de l’islam reste très négative. Du côté du monde catholique nous avons Guillaume Postel que le roi de France François Ier nomme lecteur au Collège royal pour l’enseignement du grec, de l’hébreu et de l’arabe. C’est probablement dans le prolongement du Collège royal de François Ier, du Collège des trois langues à Louvain, que nous trouvons les racines de l’orientalisme.

Au XIXe siècle, l’orientalisme va de pair avec l’expansion missionnaire et le colonialisme. Et, en même temps, des personnalités émergent pour une meilleure connaissance de l’islam, à partir de ses sources religieuses. Dans ce groupe d’orientalistes chrétiens, nous avons le jésuite belge Henri Lammens (1862-1937), le prêtre anglican britannique Charles Forster (XIXe siècle), le prêtre catholique espagnol Miguel Asin Palacios (1871-1944).

3. Islamologues et théologiens catholiques au XXe siècle

Au XXe siècle, nous assistons à un grand tournant pour la connaissance scientifique de l’islam dans le monde catholique[1]. D’abord un changement de mentalité. Les Jésuites Christophe de Bonneville (1888-1947), André d’Alverny (1907-1965) et Henry Ayrout (1907-1969) renouvellent la Missio islamica au Proche-Orient. Les Pères blancs méditent sur l’âme musulmane avec les Pères Henri Marchal (1875-1957) et André Demeerseman (1901-1993). Les Dominicains avec leur couvent au Caire et les Pères Antonin Jaussen (1871-1934) et Marie-Dominique Boulanger (1885-1961) adaptent leur ministère au contexte pluraliste de l’Égypte musulmane et chrétienne, avant qu’y soit fondé l’Institut Dominicain d’Études Orientales. À Rome, les Pères Albert Perbal (1884-1971) et Felix Maria Pareja (1890-1983), ainsi que Paul Mulla-Zadé (1881-1959) développent des idées neuves. Dans le Sud-Oranais algérien, la communauté des Petits Frères de Jésus reconduit la vie de témoignage du Père Charles de Foucauld (1858-1916).

Ensuite une approche scientifique neuve. Louis Massignon (1883-1962) donne une nouvelle impulsion aux études chrétiennes sur l’islam grâce à ses recherches sur l’islam mystique. Les théologiens catholiques lisent Massignon et s’interrogent sur l’apport des mystiques musulmans dans la théologie du salut. La thèse de Massignon sur Hallâj, en 1922, marque une étape décisive de l’approche catholique du monde musulman. Ceux qui se réfèrent à lui comme le Père franciscain marocain Jean-Mohammed Abd-el-Jalil (1904-1979) et le Père maronite libanais Youakim Moubarac (1924-1995) font connaître la dimension intérieure de l’expérience religieuse de l’islam.

Toujours dans le développement suscité par Louis Massignon dans une approche nouvelle de la croyance des musulmans, nous avons des chercheurs de très haut niveau comme Louis Gardet (1904-1986), Petit Frère de Jésus, et Georges Chehata Anawati (1905-1994), dominicain égyptien. Ils publient conjointement, en 1948, une Introduction à la théologie musulmane, qui suscite de multiples études en matière de philosophie et de théologie comparées. Le Père Anawati participe à la fondation de l’Institut Dominicain d’Études Orientales au Caire, ainsi que de sa revue de Mélanges avec la collaboration d’éminents chercheurs comme le Père Jacques Jomier (1914-2008) et le Père Serge de Laugier de Beaurecueil (1917-2005). Parmi les amis de l’Institut dominicain au Caire nous avons Roger Arnaldez (1911-2006), Professeur à la Sorbonne à Paris.

Les Pères Blancs ont un Institut des Belles Lettres Arabes à Tunis, qui se dédouble en 1949, donnant naissance à l’Institut Pontifical d’Études Orientales de La Manouba, lequel est transféré à Rome en 1964 pour y devenir l’Institut Pontifical d’Études Arabes et Islamiques.

Les spécialistes de ces instituts vont être appelés comme experts au Concile Vatican II : les Pères Blancs Jacques Lanfry, Pierre Duprey, Joseph Cuoq, Robert Caspar, et le Dominicain Georges Anawati du Caire, ainsi qu’un autre Dominicain, le Père Jérôme Hamer. Il faut ajouter le Père Jean Corbon, de l’éparchie grecque-melkite de Beyrouth.

Dans ce climat inauguré par l’œuvre de Louis Massignon, il faut mentionner l’apport exceptionnel de théologiens catholiques. Les réactions à la thèse sur Hallâj sont le fait de personnalités reconnues : le Père Léonce de Grandmaison, le Père Joseph Maréchal et le Père Henri Lammens. L’École missiologique des Jésuites de Lyon monnaye également les perspectives de Massignon.

4. Concile Vatican II

Le concile Vatican II a une Déclaration Nostra Aetate (28 octobre 1965) sur les Relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes, la charte majeure pour le dialogue de l’Église catholique avec l’islam, une religion parmi les religions non-chrétiennes (§ 3). Elle est à compléter par la Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen Gentium, 16, la Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis Humanae et le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes.

Le Conseil Pontifical pour le Dialogue interreligieux ne cesse pas, de manière remarquable, de mettre en œuvre le Concile Vatican II, en communion avec toutes les Conférences épiscopales concernées. Ce Conseil fait de l’excellent travail.

II. Évolution de l’islam en Europe depuis Vatican II

1. Implantation de communautés musulmanes en Europe

La France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont eu des territoires à majorité musulmane en Afrique et en Asie. Ils ont continué à accueillir des ressortissants musulmans, même après l’indépendance des territoires d’outre-mer. L’Allemagne accueille des ressortissants musulmans, en particulier d’origine turque. Il en va de même pour les États scandinaves. La Belgique a appelé des immigrés musulmans marocains et turcs à partir des années 1960. L’Italie et l’Espagne sont des carrefours de l’immigration en Europe. Beaucoup de musulmans de passage s’installent dans ces pays. La Bosnie a connu une guerre dans les années 1990, dont la connotation religieuse est évidente. La Pologne connaît, depuis le XIVe siècle, une présence musulmane d’origine tartare, à laquelle s’est ajoutée une immigration musulmane d’origine arabe. Progressivement de grandes communautés musulmanes sont maintenant visibles dans beaucoup d’États de l’Europe.

Ce qui apparaît clairement aujourd’hui c’est le lien qui est fait par les analystes européens entre les musulmans d’Europe et les multiples conflits entre des musulmans et d’autres au Proche-Orient, en Asie et en Afrique. On peut, en raison de la violence des conflits et des attentats qui ont eu lieu en Europe dès les années 1990, parler d’une islamophobie. Des partis extrémistes utilisent l’islam comme repoussoir pour sauvegarder les valeurs ancestrales de l’Europe.

2. Européanisation de l’islam et islamophobie

Du 31 mai au 2 juin 2011, le Conseil des Conférences Épiscopales en Europe a organisé à Turin une Rencontre à propos de l’Islam en Europe. À l’ordre du jour figuraient deux thèmes. Le premier était l’insertion des communautés musulmanes dans les sociétés européennes sous l’angle des relations Église-État en Europe ; le second était la montée de l’islamophobie dans les communautés chrétiennes et dans la société de manière plus générale.

On constate une européanisation de l’islam et non pas une islamisation de l’Europe. Il s’agit d’une inculturation croissante de l’islam en Europe. Dans ce cadre, plusieurs défis sont à relever. La formation des imams en Europe pour les musulmans européens. Trop d’imams, venant de pays non-européens, ignorent le contexte culturel et les langues européennes alors qu’ils sont chargés de musulmans, fils d’immigrés de la 3e ou 4e génération. Un autre défi consiste en la formation des professeurs de religion islamique dans les écoles publiques, dans lesquelles sont enseignées des religions différentes, selon le nombre de membres de ces religions.

L’islamophobie primaire vient de la peur éprouvée par le simple citoyen devant des faits amplifiés par les médias. L’islamophobie politique instrumentalise la peur dans un projet idéologique de rejet de l’autre. Ce qui augmente c’est l’islamophobie politique dans les milieux catholiques ordinaires, non intégristes ou d’extrême droite, orchestrée par des médias catholiques avec l’appui d’intellectuels. À un certain moment les personnes engagées dans le dialogue islamo-chrétien sont l’objet d’attaques croissantes.

Peut-on connaître les causes de l’islamophobie ? Elles nombreuses. Par exemple l’utilisation de la mémoire historique qui conclut à une islamisation que personne n’a jamais pu empêcher. Les guerres de religion sont nombreuses. Nous avons aussi les comportements culturels irritants, comme le fait de ne jamais serrer la main d’une personne du sexe opposé. Certains groupes musulmans se sont radicalisés, au point de proposer le djihad à des adolescents et à de jeunes adultes. Pas mal de pays se demandent ce qui se passe pour que des jeunes se laissent entraîner dans les guerres de l’État Islamique au Proche-Orient. On peut encore mentionner le changement de paysage des villes et des campagnes, qui voient fleurir des mosquées et des minarets. Faut-il signaler les multiples débats, avec leurs dérives, sur les signes distinctifs des musulmans dans la vie sociale au plan de la nourriture et du vêtement ? La démographie musulmane est source de questions difficiles. Va-t-on vers une islamisation rampante de la société par la natalité ? Des études scientifiques annoncent que seuls deux pays d’Europe auront 10 % de musulmans en 2030 : la Belgique et la France. C’est sans doute exact. Ce qu’on oublie de dire, c’est que les métropoles, les villes de plus 300.000 habitants ont une présence musulmane très significative, beaucoup plus élevée que 10 %.

La situation internationale, jalonnée d’attentats, d’assassinats d’otages, de viols, de vente de femmes et d’enfants comme esclaves, ne peut que renforcer l’islamophobie politique.

3. Laïcisme et relégation de la religion dans la sphère privée

Dans cette situation, un fait majeur est souvent oublié. C’est l’évolution de la laïcité depuis le XVIIIe siècle. Les Lumières ont finalement réussi à faire croire que seule la raison pouvait devenir source de compréhension du réel et barrière contre les violences nourries par les convictions religieuses. Reprenant la formule d’Hugo Grotius, il faut régler les conflits de la société comme si Dieu n’existait pas, etsi Deus non daretur. Les législations de nombre d’États d’Europe ont exprimé cette manière d’envisager la laïcité. Et, finalement, les Églises se sont accommodées de cette situation au plan des principes. Il est bon qu’il y ait une séparation entre l’Église et l’État. Progressivement, toute référence religieuse dans l’espace public doit disparaître. Progressivement, en fonction des demandes formulées à propos du début et de la fin de la vie humaine, les législations qui visent l’éthique, la bioéthique, sont en pleine contradiction avec la doctrine de l’Église. Et, depuis quelques années, c’est à propos du genre, avec le mariage de personnes de même sexe, avec l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, que les législations changent complètement ce que la tradition ecclésiale considère comme des fondements inviolables de la société, quelles que soient les convictions de ses membres.

L’islam bouleverse l’équilibre, atteint depuis près de cinquante ans, dans quelques pays d’Europe au sujet de la laïcité. Tout ce qui est considéré comme une réalité religieuse, à manifester dans l’espace public, est jugé comme étant un recul, une attaque au progrès de la société, dont le terme sera atteint lorsque toutes les religions seront devenues une affaire privée, sans rayonnement dans l’espace public. L’islam oblige les médias, les responsables de l’éducation, les gardiens de la citoyenneté, les représentants du peuple de parler de religion dans la sphère publique.

Au terme de la rencontre à Turin, le Cardinal Jean-Louis Tauran notait trois défis à relever : le défi de l’identité (savoir et accepter ce que nous sommes) ; le défi de l’altérité (nos différences ne doivent pas conduire à la haine, mais devenir une source d’enrichissement mutuel) ; le défi de la sincérité qui implique d’exprimer sa foi sans l’imposer dans un contexte pluraliste et dans une perspective dialogique[2].

III. Quelques pistes de réflexion

Il est bon de rappeler que toute réflexion doctrinale se situe dans le prolongement de la Déclaration Nostra Aetate 3, de la Constitution dogmatique Lumen Gentium 16, complétées par la Déclaration Dignitatis Humane et le Décret Ad Gentes du Concile Vatican II. Il s’agit de la première prise de position officielle de l’Église à l’égard de l’islam après treize siècles de coexistence plus ou moins difficile.

En plus du Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux, nous avons différents services qui travaillent au dialogue islamo-chrétien. Parmi eux, quelques-uns ont les compétences suffisantes pour approfondir la doctrine conciliaire à propos de l’islam.

Plusieurs conférences épiscopales ont créé un secrétariat pour les relations avec l’islam. Il existe des fondations de type universitaire comme des Instituts de sciences et de théologie des religions. Des conférences épiscopales ont mis la question de l’islam au programme de leurs rencontres.

Au plan européen, nous avons aussi le Groupe de recherches islamo-chrétien (GRIC) (depuis 1977), les Journées d’Arras (depuis 1981), le comité Islam en Europe, créé en 1987 par le Conseil des Conférences Épiscopales d’Europe (CCEE) et la Conférence des Églises Européennes (KEK)[3].

1. Fondements de l’anthropologie religieuse

Dans une Europe en voie de sécularisation, envisager l’avenir suppose une réflexion sérieuse sur l’importance anthropologique du fait religieux, tant du point de vue de l’existence individuelle que de l’organisation de la vie en société. La société civile et les pouvoirs publics sont obligés d’admettre que les religions ne sont pas seulement de l’ordre des convictions personnelles, dans la sphère privée, mais aussi dans la sphère publique. Malgré la volonté de plusieurs idéologies de confiner la foi, la conviction religieuse dans la sphère privée, il est bon de participer à la réflexion sur les fondements pré-politiques à l’État démocratique.

La question du juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde : L’État libéral et sécularisé se nourrit-il de présupposés normatifs que lui-même est incapable de garantir ? reste pertinente. Nous avons eu sur ce sujet un entretien remarquable entre Jürgen Habermas et le cardinal Joseph Ratzinger à l’Académie catholique de Munich en janvier 2004. Au cours du débat, Ratzinger dit qu’aujourd’hui c’est le terrorisme qui nous effraie. Ce terrorisme prétend être la réponse des faibles et des opprimés à la domination des puissants, mais il prétend aussi défendre des traditions religieuses contre le sécularisme de la société occidentale. Le risque en retour pour la religion est de se voir accusée systématiquement d’être un obstacle au progrès. Les dernières avancées de la science et de la technique, telles que la construction de la bombe atomique ou l’ingénierie génétique obligent à se demander s’il ne faudrait pas aussi imposer des limites au pouvoir de la raison.

Avec Habermas, Ratzinger en vient à se poser la question de savoir comment trouver, dans la société mondialisée, une évidence éthique assez forte pour répondre aux exigences d’aujourd’hui. Le cardinal estime qu’une formule universelle quelle qu’elle soit, rationnelle, éthique ou religieuse, sur laquelle tous pourraient s’accorder, n’existe pas. Ce principe étant posé, il met en garde à la fois contre les pathologies de la religion et celles de la raison, suggérant que raison et religion doivent être à l’écoute l’une de l’autre et affirmant qu’une corrélation doit nécessairement s’établir entre elles. Si Habermas analyse la tension entre foi et raison essentiellement dans le cadre des sociétés occidentales sécularisées, Ratzinger insiste aussi sur l’importance qu’il y a de travailler à établir un lien entre la culture occidentale et les autres cultures, africaine, latino-américaine ou asiatique. Le propos est pertinent pour la question sensible du dialogue entre Occident et islam[4].

2. Témoignage ecclésial de la foi

À l’intérieur de cette réflexion fondamentale, nous avons à prendre au sérieux le témoignage ecclésial de la foi. L’Église n’est pas un projet humain pour permettre des concertations entre des personnes de bonne volonté. L’Église est, par sa nature, la manifestation du Christ en ce monde, le temple du Saint-Esprit en ce monde, le peuple de Dieu en ce monde. Comme le dit avec clarté la Constitution dogmatique Lumen Gentium 1 : L’Église étant dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain, elle se propose de préciser davantage, pour ses fidèles et pour le monde entier, en se rattachant à l’enseignement des précédents conciles, sa propre nature et sa mission universelle.

Approfondir l’anthropologie du fait religieux, en dialogue avec les questions fondamentales posées par la sécularisation et par les différentes religions qui coexistent en Europe, suppose une vision de foi de la mission de l’Église en ce monde. La sacramentalité de l’Église permet à la théologie de mieux situer les axes principaux de sa mission : le témoignage de la foi – la liturgie – la diaconie. Chacun de ces axes est appelé à devenir signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain. En d’autres termes, dans le dialogue avec l’islam il n’est pas possible d’oublier la nature et la mission universelle de l’Église dans le monde.

3. La doctrine de l’islam opposée à la doctrine de la foi chrétienne

Un autre point est à bien examiner. En 1963, le Père Jacques Jomier, membre de l’Institut Dominicain d’Études Orientales au Caire, réagit à un écrit de l’abbé Youakim Moubarac, qui voulait dire que l’islam semble rejeter des données chrétiennes fondamentales : « Lorsque l’auteur (dit cela), le mot ‘semble’ est de trop s’il s’agit de l’islam d’aujourd’hui, de celui de toute la tradition depuis toujours, celui à l’intérieur duquel se sauvent les âmes musulmanes (…). Il n’y a pas à dire que nos contemporains ‘semblent’ rejeter ces données, ils les rejettent catégoriquement »[5]. Le Père Borrmans poursuit : « Le fait est là : toute la tradition islamique interprète ses textes fondateurs comme reprochant aux chrétiens de croire en une mort rédemptrice d’un Jésus ressuscité, en une incarnation d’un Verbe humanisé de Dieu et en une richesse intratrinitaire de l’Unique, créateur et rémunérateur »[6].

Pour beaucoup, le dialogue véritable entre chrétiens et musulmans doit se faire dans la vérité et dans la charité, sans nulle condescendance ou recherche de compromis. Le Père Jomier continuait : « Le fait que l’islam a toujours fini par dominer là où il a pris pied, sauf lorsqu’il a été rejeté par la force, va-t-il se reproduire en Occident avec les migrations massives que nous constatons ? Ou bien une convivence sur un pied d’égalité est-elle possible à long terme ? »[7] (…). « Pour nous, les vraies valeurs dans l’islam sont à ne pas oublier. J’y pense à l’école du Cardinal Journet que je suis et dans les perspectives des quatre âges du salut que l’on trouve chez saint Irénée et certains pères. Et ces valeurs sont d’autant plus fortes que les chrétiens ne font pas toujours leur devoir (…). Je garde toujours espoir, étant donné les très grandes mutations du monde actuel ; mais je prends au sérieux la situation. Il s’agit d’être vraiment chrétien, ce qui n’empêche pas d’être lucide. Les naïfs ou les chrétiens pleins d’amour propre qui se laissent séduire par la gentillesse naturelle de nos partenaires se réservent des réveils pénibles »[8].

Il est souvent difficile de bien connaître l’islam, ses courants, ses écoles, la manière dont il se perçoit dans une Europe sécularisée, qui affirme parfois sans nuances qu’il faut pousser à la séparation totale entre les Églises et l’État. Les spécialistes non-musulmans de l’islam n’ont pas toujours la liberté de donner le résultat de leurs recherches. Ils craignent d’être qualifiés d’islamophobes par les médias. En effet, les médias utilisent parfois le résultat des recherches comme autant de motifs pour souligner des traits qui s’opposent aux droits de l’homme et à la démocratie, les deux « dogmes laïcs » de la société politique. Il est temps de permettre aux chercheurs et aux membres des corps académiques du monde universitaire de déployer leur mission à propos des nombreux courants de l’islam en Europe, en faisant des liens avec les multiples influences de courants de l’islam de la planète entière, influences de type intellectuel ou religieux, mais influences également de types financier et militaire.

4. Idéologie du politiquement correct

Sur l’aspect de sécurité en Europe, plusieurs facteurs sont à prendre en compte. Les médias parlent peu des migrations de populations, dont beaucoup sont musulmanes, comme foyers d’insécurité. En revanche, beaucoup dénoncent le caractère immoral des pratiques en cours chez les passeurs. Ce sont des trafiquants d’esclaves, qui se font grassement payer.

Cependant, là où de nombreuses institutions manifestent leur point de vue, c’est sur les djihadistes européens enrôlés pour exercer leur mission en faveur de l’État islamique en Syrie et en Irak. Comment est-il possible que, dans un continent où les jeunes ont beaucoup d’avantages, certains d’entre eux se laissent influencer par des prédicateurs musulmans pour prendre les armes en faveur d’un État dont la seule idéologie est le terrorisme ? Faillite d’un mode de vivre, absence de pensée critique ou encore manque de proposition de valeurs de solidarité ? Des débats médiatiques font rage à ce sujet. Mais peu de personnes osent mettre en question l’idéologie du politiquement correct.

Il en est néanmoins qui apportent un autre son de cloche pour apprécier ce qui se passe dans les médias en Europe occidentale. Parmi eux, je relève Olivier Roy[9].

a. Non à l’essentialisme musulman

Au jugement de Schlegel : « Votre analyse du terrorisme apparaît comme plus existentielle, pour répondre en termes sartriens, que politique », Roy répond : « Je pense avoir été l’un des premiers à affirmer que la question des convertis était une clé d’Al-Qaïda : c’était l’organisation radicale qui avait le plus de convertis, sans comparaison possible ; et, d’autre part, c’était le seul groupe islamiste qui leur donnait des postes de responsabilité. En comparant Al-Qaïda à des organisations comme la Gauche prolétarienne en France dans les années 1970, je savais de quoi je parlais : je voyais en effet très bien la logique de radicalisation et de folie qui peut régner dans un milieu de jeunes en rupture de ban.

Pour comprendre le cheminement qui peut conduire à Al-Qaïda, je n’ai jamais pensé que je devais chercher les causes du côté du Coran. Le Coran est ici une hypothèse inutile, qui ne mène à rien ou qui égare. Pourquoi ce serait seulement dans les années 1980, quatorze siècles après la Révélation, que terroristes et experts découvrent soudain une justification théologique du terrorisme que personne n’avait remarquée jusqu’ici ?

Mais si Al-Qaïda n’est pas une conséquence d’une crispation religieuse, ce n’est pas non plus une ‘révolte identitaire’, l’expression de la colère des musulmans face aux agressions occidentales. Car, justement, les radicaux ne viennent pas du ‘cœur’ des sociétés arabo-musulmanes, mais bien de leurs marges. Alors que la droite comme la gauche ont voulu construire le conflit israélo-palestinien comme le cœur même de la mobilisation musulmane, les cibles, les champs de bataille, les objectifs, les zones de recrutement du radicalisme ont montré que cela n’avait rien à voir, jusqu’à ce qu’enfin le printemps arabe démontre que les logiques de mobilisation sont désormais internes à chaque société et n’ont plus rien à voir avec cette fausse essentialisation du ‘monde musulman’.

Bref, à gauche comme à droite, dans le clash des civilisations comme dans le ressentiment postcolonial, on n’a pas compris les changements radicaux du monde musulman, son éclatement, sa globalisation et, de fait, sa sécularisation dans le sillage d’une apparente vague d’islamisation. Pour revenir à Al-Qaïda, par exemple, l’explication est à chercher non pas dans le vertical (du Coran à Ben Laden, en passant par Ibn Taymiyya et Sayyid Qutb), mais dans l’horizontal : l’individualisation, la crise de la référence culturelle, l’autonomisation du religieux et sa déculturation, une nouvelle crise générationnelle. Bref, si je ne nie évidemment pas le ‘fait culturel’ (…), je considère le culturalisme (mono- ou multi-) comme une explication paresseuse car redondante. Le multiculturalisme n’est qu’une paraphrase mondaine du monde »[10].

b. Non à la sécularisation comme préalable nécessaire à la démocratisation de l’islam

A une autre question de Schlegel : « Ne faut-il pas une sécularisation de la société comme préalable à la démocratisation ? », Roy répond : « Je ne crois guère à cette condition préalable. Elle relève de ce que j’appelle le ‘préjugé théologique’, l’idée que la culture politique dérive directement des normes et catégories de la théologie, et qu’en islam le lien est resté prégnant. Or, on voit dans nos régions comment la théologie catholique, qui est d’une remarquable stabilité, parce que l’Église a toujours été obsédée par le contrôle de l’orthodoxie, s’est accompagnée de cultures politiques extrêmement variées dans le temps et dans l’espace. On revisite la théologie quand l’environnement social et politique change, pour donner une explication théologique à ce changement : par exemple, on ressort le verset ‘Rendez à César ce qui est à César’ (Marc XII, 13-17) quand l’Église finit, au cours du XXe siècle, par accepter la séparation avec l’État, et ensuite on fait comme si l’Église avait toujours accepté cette séparation, ce qui n’est pas le cas du tout. La séparation est explicitement condamnée dans le ‘Syllabus’ de 1864 et, en 1905, l’Église – Rome en tout cas et très majoritairement en France aussi – était absolument opposée à la loi de séparation. Ce qui est la clé, c’est l’évolution de la religiosité, et non pas de la théologie, c’est-à-dire la manière dont le croyant vit, et éventuellement théorise, son rapport à la religion. Or, l’idée qu’en islam un corpus intangible règle depuis la clôture de l’ijtihâd au IXe siècle les rapports entre le croyant et la politique est contredite autant par l’histoire concrète du monde musulman que par l’étude des pratiques et de l’énonciation du religieux par les croyants. Bref, on limite la question théologique à un débat interne entre oulémas, tel qu’il a été figé justement par l’orientalisme »[11].

c. Rupture entre le religieux et l’environnement culturel ou social

Comme dernier exemple de la pensée de Roy, je reprends la question de Schlegel : « Je me fais malgré tout l’avocat du diable essentialiste : parlons du voile et du foulard ». Roy répond : « Là aussi, on est dans le malentendu. Le surgissement du signe religieux dans l’espace public, évident sur une génération, ne signifie pas un retour du religieux vers un état de société qui aurait existé auparavant, mais au contraire une rupture croissante entre le religieux et l’environnement culturel ou social. Il y a soixante ans, tant dans la France de l’après-guerre que dans l’Algérie département français, le signe religieux était intégré au paysage : on voyait des cornettes et des curés en soutane dans les rues de Paris et des femmes en haïks dans les rues d’Alger. Lorsque l’abbé Pierre a été élu au parlement français, en 1946, il est arrivé à l’Assemblée nationale en soutane et personne n’a trouvé cela scandaleux ou bizarre. Aujourd’hui, ce serait impensable.

Ce qui fait la visibilité du religieux aujourd’hui, c’est sa déconnexion d’avec la culture dominante, et cela vaut aussi bien pour le christianisme que pour l’islam. Les signes se construisent contre la culture, comme preuve ou symptômes de l’autonomie du religieux. Le voile qui fait scandale en France n’a rien de traditionnel. Comme le voile turc ou égyptien, il marque au contraire l’entrée des femmes ‘pieuses’ dans l’espace public et sur le marché du travail. Elles sortent du cadre traditionnel de la mère au foyer »[12].

IV. Quelle méthode ?

1. Soutenir les lieux du dialogue actuel avec l’islam

Depuis les années 1950, le partage des recherches théologiques, pastorales et spirituelles sur l’islam ont considérablement changé. Au départ, par exemple, les Journées Romaines avaient pour but « de rassembler, d’une façon concrète, les principaux religieux catholiques s’intéressant au problème de l’Islam afin de leur permettre de se connaître, de se communiquer leurs expériences, de se grouper par affinités de matière et de spécialisation afin d’organiser pour l’avenir un travail coordonné »[13]. Les participants des premières Journées Romaines parlaient de l’islam en Afrique et en Asie. Lors de la dernière session de 1999, les participants des Journées Romaines étaient de tous les horizons chrétiens et estimaient avoir rempli leur mission de « sensibiliser les Églises locales aux possibilités concrètes de dialogue entre Chrétiens et Musulmans et renouveler partout le type même des rapports entretenus entre les uns et les autres »[14]. Cela signifie qu’il y avait aussi des représentants des Églises d’Europe pour susciter le dialogue islamo-chrétien en Europe.

C’est aux Journées Romaines de 1977, à Grottaferrata, qu’est venue l’idée de former un groupe particulier pour l’islam en Europe. L’évêque d’Arras, Mgr Gérard Huyghe, propose à ce groupe de tenir ses sessions chez lui. La première rencontre a lieu en 1980. Après la démission de Mgr Huyghe, les Journées d’Arras ont rassemblé les participants dans d’autres lieux en Europe[15].

Dans ces deux assemblées, il s’agit d’aborder un thème important du moment pour soutenir le dialogue entre musulmans et chrétiens.

2. Dimension sociale de l’évangélisation

L’annonce de l’Évangile comprend le dialogue islamo-chrétien et aussi d’autres aspects. Dans l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013), le Pape François situe le dialogue interreligieux dans la dimension sociale de l’évangélisation, dans la section le dialogue social comme contribution à la paix. Le Pape écrit : « Une attitude d’ouverture en vérité et dans l’amour doit caractériser le dialogue avec les croyants des religions non-chrétiennes, malgré les divers obstacles et les difficultés, en particulier les fondamentalismes des deux parties. Ce dialogue interreligieux est une condition nécessaire pour la paix dans le monde, et par conséquent est un devoir pour les chrétiens, comme pour les autres communautés religieuses. Ce dialogue est, en premier lieu, une conversation sur la vie humaine, ou simplement, comme le proposent les évêques de l’Inde, une ‘attitude d’ouverture envers eux, partageant leurs joies et leurs peines’. Ainsi, nous apprenons à accepter les autres dans leur manière différente d’être, de penser et de s’exprimer. De cette manière, nous pourrons assumer ensemble le devoir de servir la justice et la paix, qui devra devenir un critère de base de tous les échanges. Un dialogue dans lequel on cherche la paix sociale et la justice est, en lui-même, au-delà de l’aspect purement pragmatique, un engagement éthique qui crée de nouvelles conditions sociales. Les efforts autour d’un thème spécifique peuvent se transformer en un processus dans lequel, à travers l’écoute de l’autre, les deux parties trouvent purification et enrichissement. Par conséquent, ces efforts peuvent aussi avoir le sens de l’amour pour la vérité » (E.G., 250).

3. Se maintenir ferme sur ses propres convictions

Le Pape en vient ensuite à l’annonce : « Dans ce dialogue, toujours aimable et cordial, on ne doit jamais négliger le lien essentiel entre dialogue et annonce, qui porte l’Église à maintenir et à intensifier les relations avec les non chrétiens. Un syncrétisme conciliateur serait au fond un totalitarisme de ceux qui prétendent pouvoir concilier en faisant abstraction des valeurs qui les transcendent et dont ils ne sont pas les propriétaires. La véritable ouverture implique de se maintenir ferme sur ses propres convictions les plus profondes, avec une identité claire et joyeuse, mais ‘ouvert à celles de l’autre pour les comprendre’ et en ‘sachant bien que le dialogue peut être une source d’enrichissement pour chacun’. Une ouverture diplomatique qui dit oui à tout pour éviter les problèmes ne sert à rien, parce qu’elle serait une manière de tromper l’autre et de nier le bien qu’on a reçu comme un don à partager généreusement. L’Évangélisation et le dialogue interreligieux, loin de s’opposer, se soutiennent et s’alimentent réciproquement » (E.G., 251).

4. Reconnaître que les musulmans se situent devant Dieu

Ensuite viennent deux numéros sur l’islam : « La relation avec les croyants de l’Islam acquiert à notre époque une grande importance. Ils sont aujourd’hui particulièrement présents en de nombreux pays de tradition chrétienne, où ils peuvent célébrer librement leur culte et vivre intégrés dans la société. Il ne faut jamais oublier qu’ils ‘professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour’ (Lumen Gentium 16). Les écrits sacrés de l’Islam gardent une partie des enseignements chrétiens ; Jésus Christ et Marie sont objet de profonde vénération ; et il est admirable de voir que des jeunes et des anciens, des hommes et des femmes de l’Islam sont capables de consacrer du temps chaque jour à la prière, et de participer fidèlement à leurs rites religieux. En même temps, beaucoup d’entre eux ont la profonde conviction que leur vie, dans sa totalité, vient de Dieu et est pour lui. Ils reconnaissent aussi la nécessité de répondre à Dieu par un engagement éthique et d’agir avec miséricorde envers les plus pauvres » (E.G., 252).

5. Liberté religieuse

En finale, le Pape donne quelques conseils : « Pour soutenir le dialogue avec l’Islam une formation adéquate des interlocuteurs est indispensable, non seulement pour qu’ils soient solidement et joyeusement enracinés dans leur propre identité, mais aussi pour qu’ils soient capables de reconnaître les valeurs des autres, de comprendre les préoccupations sous-jacentes à leurs plaintes, et de mettre en lumière les convictions communes. Nous chrétiens, nous devrions accueillir avec affection et respect les immigrés de l’Islam qui arrivent dans nos pays, de la même manière que nous espérons et demandons être accueillis et respectés dans les pays de tradition islamique. Je prie et implore humblement ces pays pour qu’ils donnent la liberté aux chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur foi, prenant en compte la liberté dont les croyants de l’Islam jouissent dans les pays occidentaux ! Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence » (E.G., 253).

Cela peut signifier qu’il faut des personnes bien formées pour le dialogue avec l’islam, avoir acquis des compétences à propos de l’islam, être bien enracinés dans la foi chrétienne et être capables de comprendre les préoccupations des musulmans. Le Pape fait mention de la théorie de la réciprocité pour l’exercice du culte, et donc de la liberté religieuse.

Conclusion

Pour l’annonce de l’Évangile et le défi de l’islam en Europe, nous sommes appelés à examiner des aspects qui sous-tendent ou précèdent le dialogue « avec des musulmans ».

À mon avis, l’approfondissement de la liberté religieuse dans une société sécularisée est inévitable. Nous avons à être prudents. Ce que nous disons à propos de ce qui se passe en Europe doit tenir compte de ce qui se passe au Moyen-Orient à propos des minorités religieuses, dont font partie les Églises orientales, malmenées et même persécutées pour leur témoignage de la foi.

Ensuite, l’approche de la dimension doctrinale de l’islam s’impose, afin de ne pas errer dans des questions connexes, qui sont le fait de la politique ou de la vie sociale, culturelle, symbolique.

Enfin, il faut continuer à bien accompagner les personnes musulmanes qui demandent l’initiation chrétienne sacramentelle. Elles sont nombreuses en Europe, mais elles demandent souvent de n’en rien dire en raison des menaces qui pèsent sur elles. Lorsque j’étudiais l’islam dans les années 1970, j’ai entendu régulièrement qu’il était pratiquement impossible de « passer » de l’islam à la foi chrétienne. Néanmoins, nous avons eu, au XXe siècle, des témoins éminents comme le Père Abd el-Jalil et Mgr Mulla-Zadé. Aujourd’hui, nous avons chaque année des catéchumènes d’origine musulmane. On peut toujours dire que s’ils sont devenus chrétiens, c’est qu’ils étaient de mauvais musulmans. J’entends parfois cette opinion. Je ne la partage absolument pas. Au contraire, j’estime qu’il faut oser reconnaître que le Seigneur travaille le cœur de chaque être humain. Nous n’avons pas à juger, mais nous sommes appelés à accueillir les nouveau-venus à la foi, comme l’Église le fait depuis ses origines au temps des apôtres. Ce qu’a dit et publié sur ce sujet le Père Abd el-Jalil reste toujours valable[16].

Peut-être un temps viendra-t-il où nous oserons appeler avec plus de vigueur à devenir chrétiens. C’est sans doute là que nous découvrirons une autre manière d’annoncer le Christ, lumière des nations. On insiste souvent sur le respect des consciences et de la liberté personnelle. Sans négliger cela, il faudrait sans doute insister aujourd’hui sur l’annonce de l’Évangile de manière directe. Car, comme le dit le Pape François, « je désire m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les inviter à une nouvelle étape évangélisatrice marquée par (la) joie et indiquer des voies pour la marche de l’Église dans les prochaines années » (E.G., 1).


[1] Cf. M. BORRMANS, L’émergence de la Déclaration ‘Nostra Aetate’ au Concile Vatican II, in Islamochristiana, 32, 2006, p. 9-28.

[2] Cf. V. LEGRAND, Université Catholique de Louvain, J. VELLA GAUCI, Islam en Europe et islamophobie, Turin, 31 mai – 2 juin 2011, in Islamochristiana, 37, 2011, p. 174-176.

[3] Cf. R. MICHEL, Quelques aspects de la réception de ‘Nostra Aetate’ en France et en Europe, in Islamochristiana, 32, 2006, p. 117-130.

[4]Cf. Th. EGGENSPERGER, De la relation entre religion et politique. Les principes de la doctrine sociale catholique dans le contexte de l’Union européenne, in Revue théologique de Louvain, t. 37, 2006, p. 3-25 ; Cardinal Joseph RATZINGER, L’Europe, ses fondements aujourd’hui et demain, Saint-Maurice, 2005.

[5] M. BORRMANS, In memoriam Jacques Jomier, Islamochristiana, 35, 2009, p. XXI.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. XXII.

[8] Ibid.

[9]Cf. O. ROY, En quête de l’Orient perdu, Entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Paris, 2014.

[10] Ibid., p. 250-251.

[11] Ibid., p 265-266.

[12] Ibid., p 272.

[13] M. BORRMANS, Les ‘Journées Romaines’ et le dialogue islamo-chrétien, in Islamochristiana, 30, 2004, p. 111.

[14] Ibid., p. 115.

[15] Cf. P. JOHNSTONE, The ‘Journées d’Arras’ and christian-muslim relations, in Islamochristiana, 30, 2004, p. 123-129.

[16]Cf. J.-M. ABD-EL-JALIL, Témoignage d’un tard-venu à l’Église, in À propos d’un livre ‘Le Paysan de la Garonne’, in Évangile Aujourd’hui, Cahiers de Vie Franciscaine, 54, 1967/II, p. 63-73.