The Holy See
back up
Search
riga

 Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People

People on the Move

N° 96 (Suppl.), December 2004

 

 

QUITTER CHEZ SOI 

POUR RENCONTRER LES AUTRES

 

         M. l’Abbé Jean-Yves BAZIOU,

Professeur, Université Catholique de l’Ouest

Angers, France

 

L’acte de partir et celui de rencontrer les autres sont deux composantes du voyage touristique. Ce sont aussi des gestes profondément signifiants sur le plan de l’existence humaine et sur celui de l’expérience chrétienne. Nous tentons ici de mettre en rapport ces deux gestes avec la foi chrétienne pour comprendre ce que le christianisme peut apporter à l’édification d’un véritable humanisme touristique, mais aussi en quoi l’expérience du tourisme nourrit et interroge l’existence et l’agir chrétiens.

1 - Quitter chez soi

Commençons par l’acte de partir de chez soi. Le christianisme ne cesse de dire que nous sommes tous des migrants. D’un bout à l’autre de la Bible résonnent des impératifs de départ: va, viens, pars, quitte. Cet appel à quitter sa maison, sa terre d’origine, peut être mis en affinité avec le voyage touristique de manière à en faire percevoir les raisons profondes et lui indiquer une perspective et une signification.

1.1 – Le christianisme: une religion de voyageurs et de passants

La métaphore du voyage revient souvent dans les Ecritures pour évoquer l’état de l’homme ici-bas, et notamment celui du croyant. Le psalmiste s’identifie à l’étranger de passage: « Je suis l’étranger chez toi, un passant comme tous vos pères »[1]. L’épître aux Hébreux rappelle que nous sommes des « étrangers et voyageurs sur la terre »[2]. Dès la Genèse, l’épée des Chérubins interdit à Adam tout retour au Jardin originel[3]. S’il faut chercher un jardin, c’est désormais au terme d’une marche en avant. Nous ne sommes pas des nostalgiques d’un âge d’or primitif: notre culture est une culture de la Promesse. A vouloir se retourner sur une demeure passée, un être humain court le risque d’être pétrifié, à l’image de la femme de Loth qui avait transgressé l’interdit divin de regarder en arrière[4]. C’est donc dans nos arrachements aux passés perdus que nous allons vers le salut. Tel sera le chemin des Patriarches: une marche vers une terre promise. L’élection divine exige d’Abraham qu’il se sépare de ses racines: elle le rend étranger au sol de ses ancêtres et aux dieux de sa terre. Moïse aura pour patrie l’absence de patrie: « devenu un émigré en terre étrangère »[5], il meurt en voyage, sans atteindre le « pays ruisselant de lait et de miel »[6]. Le peuple d’Israël a pour histoire une longue transhumance. Depuis son expérience fondatrice qui est celle d’un départ et d’une séparation de l’Egypte, sa marche de peuple de Dieu est sans cesse relancée. Sommé de ne pas s’arrêter, de l’Exode à l’Exil, il éprouve la relativité de tout enracinement, de toute demeure ou but atteints.

Jésus est un « passant considérable ». Il y a une transitivité essentielle de Jésus. Né au cours d’un voyage, réfugié en terre étrangère, il est passé parmi nous en faisant le bien[7] et mène durant sa vie publique une existence de prédicateur itinérant, parcourant villes et villages[8], tel un vagabond charismatique « n’ayant pas où reposer la tête »[9], marchant du Jourdain au désert de Juda, de la Galilée à Jérusalem. A la question de savoir où il demeure, il répond: « venez », et à celle de savoir qui il est, il répond en s’identifiant au chemin: « Je suis la voie »[10]. Il demeure dans l’acte de passer et celui qui le rejoint marche à sa suite en sa compagnie. Sa vérité s’éclaire dans la pratique d’un chemin. Le terme de son itinéraire, à Jérusalem, est l’heure d’un autre départ: « maintenant, Père, je vais à toi »[11]. Au tombeau du matin de Pâques les femmes ne trouvent plus qu’un messager et un message: « il n’est pas ici… Il vous précède en Galilée ». Marie de Magdala, dans son chagrin, entend qu’il reste encore au Seigneur à  monter vers son Père et à elle à s’en aller vers ses frères[12]. Il leur faut tourner le dos à la fascination de la mort et repartir en chemin. Pâques relance notre marche de vivants. Le Christ vivant vient désormais à nous sur nos chemins d’humanité.

L’Eglise, sous l’impulsion de saint Paul, émerge comme une communauté de voyageurs. L’apôtre n’est-il pas d’ailleurs lui-même un voyageur, un messager mis en chemin pour porter et adresser la bonne nouvelle de salut de Jésus? Paul s’adresse à des personnes et des groupes sociaux en marge du corps civique des villes méditerranéennes parce que ce sont des gens en transit: des commerçants, des marins, voire même des bannis ou des esclaves en fuite. Grâce aux communautés chrétiennes, ces gens qui avaient peu de droits dans les Cités vont créer entre eux des liens de solidarité et s’accueillir mutuellement. L’Eglise paulinienne advient comme une communauté des étrangers unis dans un lien social qui transcende le lien politique: « vous n’êtes plus des étrangers ni des émigrés; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu »[13]. Depuis ses origines, l’Eglise a progressé en suivant les voies de communication, et s’est instituée à partir de cités carrefours. Jean-Paul II rappelle ainsi que dans les premiers siècles de son histoire, « le christianisme s’est répandu surtout parce que les chrétiens qui voyageaient ou allaient s’établir dans des régions où le Christ n’avait pas été annoncé, y témoignaient de leur foi avec courage et y fondaient les premières communautés »[14]. Sa nature apostolique oblige l’Eglise à emprunter, non sans ambiguïtés parfois, les infrastructures qui permettent aux peuples de commercer. Il y eut les voies romaines, les routes de la chrétienté, les axes souvent colonisateurs de l’expansion européenne, il y a aujourd’hui le maillage de plus en plus serré de la planète par les multiples technologies et moyens de communication qui offrent à des masses de plus en plus considérables d’hommes une mobilité et des contacts sans cesse croissants. En se multipliant et en s’accélérant, les flux de populations favorisent une interdépendance qui ouvre de nouvelles opportunités à l’Eglise. Comme l’analyse Jean-Paul II, « dans le monde moderne, il est de plus en plus difficile de tracer des lignes de démarcation géographiques ou culturelles, il y a une interdépendance croissante entre les peuples et cela constitue un stimulant pour le témoignage chrétien et l’évangélisation »[15]. L’Eglise tout entière missionnaire pérégrine sur les routes des échanges humains. Et plus la mobilité s’accroît, plus nous sommes amenés à passer d’une pastorale de sédentaires à une pastorale de nomades.

Communauté de voyageurs, l’Eglise se comprend elle-même comme une communauté en voyage. Car elle n’a pas de chez soi définitif. Elle ne fait que « séjourner » en un lieu donné: les paroisses ne sont que des regroupements ou des résidences temporaires pour des chrétiens. Nous ne sommes que des hôtes sur cette terre [16]. Nous marchons vers une cité différente. Pour un chrétien, il n’y a donc pas sur terre ou dans le temps présent un sol désignable comme étant le paradis, l’aboutissement dernier. Combien de castes, d’idéologies, de régimes politiques, de groupes religieux ou de systèmes économiques n’ont-ils pas voulu désigner un tel lieu: Eldorado, société parfaite, cité sainte! Sur ce point, la foi en Dieu nous offre de la lucidité: même sécularisé, le cœur de l’homme reste une fabrique d’idoles. Il voudrait tant sacraliser tel ou tel ordre existant ou imaginé, s’arrêter là. C’est ce dont se méfie plus que tout un chrétien, car il est un homme de départs: il sait et éprouve qu’il n’y a pas un lieu où fixer Dieu. Il lui faut aller toujours plus loin vers le Dieu plus grand que l’expérience qu’il en a faite. Dieu ne peut être détenu. Il s’éprouve dans un pas de plus par rapport à ce que nous connaissons déjà de lui. Il est l’infini appelant une démarche infinie, se dévoilant dans notre itinéraire. Impossible de s’arrêter. Dieu passe en notre propre passage. Il se dévoile à nous comme s’enracinant dans l’ailleurs et le futur. Au cœur de l’expérience spirituelle réside l’impératif du détachement.

1.2- La leçon des départs

De quelle lumière cette manière chrétienne de comprendre l’acte de quitter son lieu peut-elle éclairer le geste de départ du touriste? Elle permet d’abord de chercher à saisir le sens du désir de voyage: aller voir ailleurs a un rapport avec la nature profonde de notre être. Ce geste renvoie à un essentiel anthropologique: nous demeurons dans le monde mais nous ne cessons de nous y mouvoir. L’homme est un « être-dans » le monde mais sa manière d’y habiter est d’« aller-vers ». Voyager dit que l’homme n’est pas attaché à un lieu donné. Il a la propriété du souffle qui l’anime: la mobilité. Notre condition humaine est d’être en exode, d’avoir une identité de passant. Nous cherchons encore notre demeure. L’homme n’est ni d’ici, ni même d’ailleurs. Il advient sans cesse. Eternels migrants, nous marchons vers autre chose: le bonheur, la paix, la sécurité et la sérénité d’une maison. Mais cette demeure dernière, nous ne la tenons pas. Le sens dernier nous est caché.

Peut-être que le voyage touristique nous renvoie par là à l’une des grandes leçons des religions: l’abstention, la séparation d’avec le but ultime, d’avec l’Absolu. C’est ce que signifient les gestes de tant de liturgies: il faut quitter ses chaussures, garder les mains ouvertes, attendre le jour de la Révélation plénière et de la parousie, veiller, pèleriner. La part de l’homme est aussi ce qui lui échappe. Il est un être de manque. Voilà pourquoi nous ne cessons de repartir et de voyager: nous ne sommes jamais satisfaits des demeures établies, de l’ordre des choses, de la parole instituée ni même d’un havre provisoire de paix. Voilà pourquoi, où qu’ils soient, un homme ou une femme regardent toujours plus loin. Si on pouvait suivre leur âme, on verrait les images des pays qu’ils rêvent. Nous sommes pétris du désir de traverser d’autres paysages. Il y a tant et tant de chemins qui n’ont pas encore été foulés. Partir en voyage peut être la manifestation d’un espoir. Je trouve qu’à travers les vacances, les loisirs ou les voyages, les hommes et les femmes espèrent encore, peut-être pas des futurs meilleurs, mais au moins quelques jours heureux. Certains disent même qu’un moment de bonheur peut avoir un goût d’éternité.

Il y a sans doute de multiples raisons de quitter sa maison. Et c’est devenu possible pour de plus en plus de monde grâce au développement des moyens de transport et de la liberté de circulation. Le voyage répond à la volonté de vérifier de ses propres yeux ce qui n’est qu’une image, de connaître d’autres peuples, de percevoir l’humanité de façon plus fine, plus complexe et plus globale. Défini comme « un déplacement hors de son lieu habituel de résidence »[17], le voyage touristique représente une rupture vis-à-vis du routinier: il offre de sortir de la clôture de son village, de son quartier, de son clan ou de sa nation et d’étendre ses relations. L’éloignement rend possible de nouvelles expériences: cultiver un style de relations moins contraintes, plus détendues et spontanées, avoir un contact renouvelé avec la nature, rechercher une régénérescence du corps et du psychisme à travers une immersion dans les éléments (eau, soleil, air plus pur), pouvoir choisir ses activités en les orientant vers la joie plus que vers le nécessaire ou l’utile, découvrir de nouveaux espaces. Ce que manifeste ce départ, c’est le désir ancré au plus profond de notre être d’habiter la terre d’une autre manière.

Il est une autre rupture offerte par le voyage touristique: quitter ses préjugés, c’est-à-dire relativiser les jugements trop hâtifs sur les autres. Il conduit à perdre un peu ses repères et à troubler ses certitudes initiales non réfléchies. Le départ oblige à penser autrement, à s’interroger, à se rendre compte de ses limites et de ses ignorances. Se dépayser n’est pas d’abord voir d’autres pays mais quitter le sien et accepter de devenir différent. Quitter chez soi est alors se quitter un peu soi-même. Le départ manifeste la faculté humaine de dépasser sa condition présente. Il jette l’homme vers l’altérité. Partir de son monde dit donc notre capacité de nous ouvrir sur ce que nous ne savons pas, de consentir à l’inconnu.

S’interroger sur le pourquoi du déplacement touristique n’est pas neutre: la réponse oriente l’existence du voyageur. La foi chrétienne interroge les motifs de départ du touriste avec la visée que ce départ serve l’humanisation et la sanctification de la personne. A quoi, à qui le touriste dit-il oui lorsqu’il décide de quitter sa maison? Est-ce à une Hauteur positive, à une transcendance, à des valeurs qui l’élèvent, ou est-ce à une puissance négative, à des forces qui vont l’avilir? La foi chrétienne, qui est la décision de se laisser conduire par une Parole qui nous élève en humanité, sera attentive à alerter sur les penchants qui conduiraient le touriste à avoir des comportements dégradants, à adopter par exemple une permissivité qui déboucherait sur l’utilisation scandaleuse d’autrui à son profit. Que sert au touriste d’aller ailleurs si c’est pour y perdre son âme? En cette décision de partir en voyage le touriste peut donc choisir d’aller plutôt vers Dieu, c’est-à-dire vers un surcroît d’humanité, ou plutôt vers le démoniaque, c’est-à-dire vers une diminution de son humanité. En ce départ, c’est le salut de son être qu’il engage.

2 - Rencontrer les autres

2.1 – Des raisons chrétiennes de rencontrer

Qu’en est-il maintenant de l’acte de rencontrer les autres? Comme chrétiens, nous avons bien des raisons d’orienter le voyage touristique vers la rencontre des autres. Tout d’abord, Dieu a une nature relationnelle. Il est parole. Il est donc de sa nature d’entrer en communication avec ce qui est différent de lui. Il fait alliance, s’associe et s’adresse à l’humanité. Vatican II rappelle ainsi que Dieu se révèle dans une conversation amicale[18]. C’est au nom de cette relation de Dieu avec nous que l’Eglise a à communiquer avec les hommes partout où ils cherchent à se comprendre, à faire une terre habitable et à vivre une vie bonne. Dieu est aussi relation à l’intérieur de lui-même: l’unité trinitaire résulte d’un échange entre des personnes différentes. La relation est la substance de Dieu. Croire en Dieu Trinité conduit dès lors à une double résistance: contre la réduction de la diversité humaine à l’uniformité, et contre un émiettement qui ignorerait le lien entre tous les hommes.

Jésus aussi a une identité relationnelle. Il se définit en relation à son Père et à ses frères, scellant l’indissociabilité de la foi et de la charité. Il apprend son identité profonde de ceux qu’il rencontre et qui le reconnaissent comme le Christ, le Fils de Dieu, le Sauveur, le Messie. Il pose des gestes et profère des paroles qui bouleversent les distinctions habituelles entre familiers et étrangers, ce qui culminera dans le commandement de l’amour des ennemis. Il reconnaît ce qui est grand chez l’autre et qui transcende son origine, sa culture ou sa tradition. Le Christ est celui qui rend possible la rencontre des autres différents. Pour lui Dieu se révèle dans la proximité d’autrui, ce que suggère l’unité du commandement de l’amour: « Tu aimeras ton Dieu (…) et ton prochain comme toi-même »[19]. Ainsi l’autre n’est pas considéré d’abord comme dangereux ou menaçant mais comme porteur d’une promesse. L’autre peut être une grâce. C’est d’ailleurs dans la rencontre de l’étranger que le ressuscité se donne à reconnaître aux disciples d’Emmaüs. De même c’est dans la relation que ressuscite sa Présence: « Là où deux ou trois sont réunis en mon Nom, je suis au milieu d’eux »[20].

L’identité chrétienne est ainsi une identité relationnelle. La médiation des frères est nécessaire pour être uni au Christ: il n’est pas de foi possible sans écoute de la prédication. La propagation de la foi se fait essentiellement par l’établissement d’une communication. L’Eglise se construit dans l’acte d’annoncer l’Evangile au-delà de ses frontières: elle est conduite à se porter vers les autres, à parler sans cesse en d’autres langues car elle a besoin des étrangers pour continuer d’être. L’évangélisation est un départ à la rencontre des autres pour en recevoir une identité renouvelée. Cette rencontre ne vise pas d’abord une extension quantitative et spatiale de l’Eglise mais une justesse spirituelle pour reconnaître et expliciter la présence et l’œuvre de l’Esprit dans le cœur et les cultures des personnes et des peuples. Dieu n’est pas étranger aux terres qui nous sont étrangères: il parle en des langages qu’il nous reste encore à décoder. Ici s’ouvre une manière de penser la mission dans le pluralisme mondial: elle est un art du contact, de la rencontre de l’autre afin d’en recevoir des scintillements inédits du mystère insondable de Dieu et de discerner les signes du Royaume de Dieu qui s’approche dans le travail des hommes. L’autre est celui par qui nous advient la bonne nouvelle de la bienveillance de Dieu pour tous et de la profondeur de son engagement dans notre histoire. C’est sur ces bases que progresse la notion de dialogue pour définir un mode de présence de l’Eglise et de ses membres aux sociétés et cultures contemporaines. Paul VI avait ainsi défini l’Eglise comme conversation et mis l’accent sur la qualité de la rencontre[21].

Pour un chrétien la rencontre n’est donc ni facultative, ni une simple convention de politesse. Elle lui est nécessaire pour grandir dans sa foi en Dieu et dans la charité. Nul ne va vers Dieu ni même vers soi-même sans faire un détour par les autres. Dans le meilleur du christianisme, il y a la place faite à l’autre: le différent, l’étranger, le pauvre, l’éloigné. Il n’est donc pas de rassemblement de chrétiens qui ne se conclue par un envoi vers les autres pour aller chercher Dieu ailleurs que dans le culte et édifier des liens de fraternité dans la Cité. Le style communautaire chrétien n’est pas communautariste. L’amour chrétien ne se réduit pas à la charité des chrétiens entre eux. L’assemblée chrétienne est ouverte. Par les rencontres qu’il favorise, le voyage touristique peut faire redécouvrir que le christianisme est une religion communicationnelle qui cherche à articuler deux dimensions constitutives de toute relation humaine: le lien et l’altérité. Tenues ensemble, elle permettent d’honorer la double reconnaissance de l’universalité et de la singularité.

En ce sens l’engagement de chrétiens dans l’activité touristique peut être un atout pour introduire dans le processus de mondialisation en cours l’impératif de la relation respectueuse de la valeur de l’autre. Dans l’éthique du commandement du prochain, les étrangers sont en effet des semblables en tant qu’ils sont enfants de Dieu et qu’ils partagent la même nature humaine. L’Eglise ne se présente pas comme une frontière de plus entre les hommes et les peuples mais elle fait traverser les frontières, met en relation des singularités et est un facteur de rapprochement humain. Il est de sa nature d’être multiraciale et multiethnique. Saint Augustin avait bien explicité cette capacité d’établir des proximités transcendant des appartenances naturelles: « ton prochain n’est pas seulement ton frère, ton parent, ton allié. Tout homme a pour prochain tous les hommes. On se regarde comme proche entre père et fils, entre gendre et beau-père. Mais rien n’est si proche qu’un homme et un autre homme »[22]. Il s’agit au fond de contribuer à bâtir une mondialisation soucieuse de personnalisation où nous nous éprouverions à la fois si différents et si semblables. Cette double attention à l’altérité et à la relation est une voie possible pour « imprégner le tourisme de valeurs humaines et chrétiennes proclamées par l’Evangile du Christ »[23]. Cette voie porte un nom: la charité. Dans un voyage touristique orienté sur la rencontre, la pratique de la charité peut présenter au moins quatre facettes.

2.2 – Le tourisme: vers un art de vivre semblables et différents?

2.2.1 – La charité ecclésiale: un avant-goût d’œcuménisme mondial

La relation de charité caractérise le vivre-ensemble ecclésial. Dans le tourisme, elle peut prendre la forme de l’hospitalité. L’accueil, qui est considéré comme le « noyau central » de la manière d’être chrétien dans le tourisme[24], offre d’abord de mesurer l’originalité du style ecclésial de communion. Parce qu’elle ne se confond avec aucune culture ni avec aucun système politique ou social, l’Eglise est un lieu de rencontre possible entre les peuples, les races et les cultures. Elle est un lien social en surcroît de tous les autres et qui peut les assumer en établissant entre les diversités humaines les conditions d’un entretien pacifique. L’assemblée eucharistique où se réalise en Christ le rendez-vous de frères venus de cultures différentes manifeste de façon tangible une telle unité et une telle paix. Ainsi aucun chrétien n’est un étranger dans une communauté qui célèbre l’eucharistie. En offrant de « n’être étranger nulle part », la communion eucharistique ébauche une fraternité universelle qui transcende les frontières et fait de l’Eglise une « maison » et une « école de communion »[25].

La pratique de l’accueil permet de vivre une autre originalité du lien ecclésial: l’Eglise se présente à la fois comme universelle et locale. Elle est universelle en tant qu’elle est extensive, qu’elle est disponible à tout homme quels que soient sa condition, son lieu et son temps, qu’elle dirige les regards de tous les baptisés vers un même centre: le Christ. Mais en même temps elle est aussi toute entière présente en un lieu, inscrite dans des cultures diverses, des contextes particuliers et des histoires singulières. Le voyage touristique est l’occasion d’une « visite ecclésiale » consistant à partager la vie de l’Eglise en un lieu donné [26]. Le touriste y fait l’expérience qu’il y a diverses manières d’habiter la même Eglise, qu’en elle cohabitent des identités culturelles différentes. L’unité catholique n’a rien de monolithique mais elle est bariolée et réside dans une harmonisation des diversités qui la composent [27]. L’accueil peut donc être au service d’une découverte réciproque de nos différentes manières d’être chrétien.

La charité ecclésiale ainsi vécue ne donne-t-elle pas au touriste et à ceux qui le reçoivent un avant-goût d’un œcuménisme planétaire? Elle suscite le désir de vivre la cohésion humaine en assumant l’irréductibilité des différences, de favoriser le passage d’une société de tribus ou de nations à une histoire humaine solidaire. C’est en cette capacité de faire unité en sauvegardant les distinctions que la manière catholique de faire Eglise représente une résistance, ou même une alternative, à une mondialisation qui, étant uniquement orientée par des impératifs de rentabilité économique, tend à dissoudre les singularités locales dans une globalisation homogénéisante. Dans le tourisme l’Eglise peut ainsi développer les potentialités de son ministère de réconciliation et donner un avant-goût du peuple de Dieu à venir en ébauchant cette communauté rare que tant d’hommes et de femmes appellent de leurs vœux: une communauté de respect où nous nous parlerons dans l’estime les uns des autres.

2.2.2. - La charité politique: le touriste est un citoyen du monde

La « charité politique » est une expression souvent employée par Pie XI à propos de l’Action catholique et de l’engagement des laïcs dans la société et la vie publique. Elle reste à l’ordre du jour dans le tourisme. Le tourisme nous fait prendre conscience que notre Cité est désormais la planète. En développant le sentiment d’une interdépendance commune, il ouvre à une culture de la sollicitude et de la solidarité mondiales. Mais cela suppose que, où qu’il aille, le touriste demeure un citoyen responsable, ce qui veut dire d’abord qu’il ne s’enferme pas dans un monde artificiel qui le rendrait insensible à la réalité qui l’entoure et le ferait sombrer dans l’apathie. Il ne fermera pas ses yeux et son cœur, mais il sera capable au moins de s’indigner de la souffrance provoquée par les injustices: accentuation de l’écart entre riches et pauvres, division du monde entre le Nord et le Sud, traitement inégal des pathologies, destruction des ressources et des identités, trafics de drogues… Sauf à s’enfermer dans une bulle d’irresponsabilité, le tourisme ne dispense pas d’être lucide. Dans le pays visité, il peut y avoir de la misère, de la violence, des répressions politico-militaires. Le tourisme représente une chance politique car tout peut tomber sous le regard de citoyens venus d’ailleurs. A condition bien sûr de ne pas être en vacance politique quand il se promène, le touriste chrétien peut avoir une fonction de vigilance planétaire en matière des droits de l’homme.

Ce tourisme citoyen s’oppose à une logique industrielle qui instrumentalise les autochtones et les transforme en marchandises. En 2002, Jean-Paul II dénonçait « ces propositions touristiques de paradis artificiels où sont exploités à des fins purement commerciales les populations locales au bénéfice d’un tourisme qui, en certains cas, ne respecte même pas les droits humains les plus élémentaires des habitants du lieu »[28]. La consommation de l’homme en arrive parfois à faire partie de l’attraction touristique. C’est alors l’altérité des personnes et des peuples qui est détruite. Combien d’exploitations scandaleuses par des emplois saisonniers aléatoires, clandestins, sans horaires, mais aussi par l’utilisation de l’intimité sexuelle de l’autre. Le scandale atteint son paroxysme avec l’exploitation des enfants. La consommation consiste aussi à folkloriser les traditions et les identités, transformant, par des mises en scène de la vie locale, l’authentique en un faux-semblant et donc en un leurre: on ne rencontre plus l’autre puisqu’il est réduit à l’image que l’on veut s’en faire.

Se sentir citoyen du monde n’est-ce pas salutaire pour le tourisme lui-même? Car il évite ainsi la futilité qui serait la sienne s’il se réduisait à une culture de l’évitement de l’autre et de la réalité, et si les touristes n’étaient que des porte-monnaie écervelés qui n’auraient plus besoin de réfléchir quand ils ont fait ce que certains attendent d’eux: faire fonctionner la machine économique. Se souvenant que Jésus a pleuré sur Jérusalem et que le dernier mot de Dieu c’est l’homme, un chrétien ne peut que chercher à apporter un supplément d’âme au tourisme en l’orientant vers la défense et le service des droits et des devoirs humains.

2.2.3. – La charité envers les personnes: le respect et la pudeur

Ceci nous conduit à la charité envers les personnes dans le tourisme. La rencontre suppose la différence reconnue et assumée. Un tourisme promoteur de rencontre commencera donc par le respect des individus. Il se manifeste par la salutation qui est un échange de gestes de reconnaissance. Il s’agit de témoigner d’une dignité réciproque, de considérer l’autre comme un autre soi-même, c’est-à-dire comme unique. La salutation souligne le caractère éminent de la personne humaine. Le touriste respectera donc les droits et l’environnement des habitants du lieu. Ceux-ci ne sont pas une matière première à l’usage de ses exigences ou de ses plaisirs. Il n’a pas à s’autoriser ailleurs ce qu’il ne se permettrait pas chez lui. Les limites éthiques n’ont pas à s’estomper avec le franchissement des frontières. Il évitera également d’agresser l’autre par la violence de gestes qui pourraient l’offusquer tels que le gaspillage des ressources ou l’ostentation de richesses.

Le voyageur saura également faire preuve de pudeur en adoptant une juste distance vis-à-vis de ceux qu’il visite. Rencontrer c’est passer du fantasme de la fusion à un échange réciproque où chacun apprend de l’autre. Il n’y a donc pas à vouloir tout voir ni tout savoir mais à attendre l’invitation de l’autre pour n’entrer que prudemment dans son univers. La distance requise par le respect et la pudeur n’est pas éloignement ni indifférence, mais la capacité de se dessaisir de l’autre et de le laisser être dans sa liberté. La rencontre est ainsi la découverte que l’autre nous demeure un mystère.

2.2.4 – La charité sous la forme du dialogue 

Axé sur la rencontre, le tourisme représente encore une opportunité heureuse pour tisser des liens d’échange entre les personnes, les peuples, les institutions. Jean-Paul II considère en ce sens le tourisme comme « un facteur d’une importance fondamentale dans l’édification d’un monde ouvert à la coopération entre tous, grâce à la connaissance réciproque et à l’approche directe de réalités diverses »[29]. Le tourisme est favorable à l’instauration du dialogue et de la coopération à plusieurs niveaux. Il y a le dialogue de la vie quotidienne qui permet de créer les conditions d’une coexistence agréable entre des populations diverses qui se côtoient provisoirement sur un même sol. Il établit une convivialité et une proximité favorables à la cohabitation et à l’interconnaissance. Vécu dans le dialogue, le tourisme est ainsi un vecteur pour un progrès dans la connaissance des convictions ultimes, des religions, des humanismes et des visions du monde de différentes communautés. Il peut alors contribuer au dépassement des exclusivismes, des ignorances et des intolérances. Car la peur de l’autre et son rejet viennent souvent de la méconnaissance que l’on en a. Même ténu, tout lien de parole vaut la peine d’être tissé. Vu comme un espace de paroles favorable à l’extension de la communication humaine, le tourisme a quelque chose de la Pentecôte si grâce à lui les hommes qui parlent en diverses langues deviennent capables de se comprendre. Chacun n’est plus enfermé dans ses frontières.

Le tourisme offre enfin l’occasion d’un dialogue institutionnel pour créer des alliances, des collaborations ou des partenariats entre l’Eglise, l’Etat et la société civile, par exemple pour instaurer des processus de formation et d’éducation. L’enjeu d’un tel partenariat est d’édifier peu à peu une véritable culture touristique inspirée par des principes éthiques partagés même si leurs fondements ultimes diffèrent pour les uns et les autres. L’éducation au tourisme prépare à vivre une qualité de la rencontre: celle-ci est d’autant plus féconde qu’elle se prépare à travers des informations et des études éclairées qui attisent le désir d’entrer en contact direct avec l’autre, et de connaître son patrimoine historique, sa philosophie, sa religion. Un touriste apprend d’autant plus dans son voyage qu’il se sera préparé à être surpris.

En conclusion

Quitter chez soi et aller rencontrer les autres n’est pas sans conséquences sur les identités. En effet, si le voyage a permis une véritable rencontre, chacun devient différent au contact de l’autre. Toute rencontre est une confrontation qui laisse une trace en soi. Nous n’en sortons pas indemnes. Mais il faut accepter d’être vulnérable. Voyager c’est admettre d’être marqué par l’autre. Cela demande du temps passé chez l’autre à s’entendre, à se parler, s’apprivoiser et se faire confiance. On ne connaît pas une autre culture par un parcours chronométré. On peut avoir été dans un autre pays sans avoir été rencontré. Le tourisme peut habituer à l’idée que l’on change en échangeant, que la richesse d’une personnalité dépend de son degré d’ouverture à ce qui lui est étranger. Le touriste peut rapporter de son voyage de quoi nourrir sa propre renaissance. Finalement, vers qui est-il parti? N’était-ce pas aussi un peu plus vers lui-même. Au terme de tout voyage chez les autres, il en reste un autre à accomplir: le voyage intérieur pour y rencontrer sa propre étrangeté et son propre mystère. Il arrive qu’en entrant en soi-même, c’est encore un Autre que nous rencontrons. Dieu n’est-il pas en effet, comme le disait saint Augustin, « plus intérieur à moi-même que moi-même »?


[1] Ps 39, 13, repris dans 1 P 2, 11
[2] He 11, 13
[3] Gn 3, 24
[4] Gn 19, 26
[5] Ex 2, 22
[6] Ex 3, 8
[7] Ac 10, 38
[8] Lc 13, 22
[9] Lc 9, 58
[10] Jn 14, 6
[11] Jn 17, 11-13
[12] Jn 20, 17-18
[13] Eph 2, 19
[14] Jean-Paul II, Redemptoris Missio, 82
[15] Jean-Paul II, Redemptoris Missio, 82
[16] 1 P 1, 1; 2, 11; Jn 17, 14-16
[17] Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants, « Orientations pour la Pastorale du Tourisme », 3, 2001
[18] Dei Verbum, 2
[19] Lc 10, 20
[20] Mt 18, 20
[21] Paul VI, Ecclesiam suam, 1964
[22] Saint Augustin, De Disciplina Christiana, 3
[23] Orientations pour la pastorale du tourisme, 23, 2001
[24] Orientations pour la pastorale du tourisme, 2001
[25] Instruction « La charité du Christ envers les migrants », 100, 2004
[26] Mgr A. Marchetto, « La pastorale du tourisme dans la mission évangélisatrice de l’Eglise », lors de la   rencontre sur la pastorale du tourisme dans les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
[27] Instruction « La charité du Christ envers les migrants », 97, 2004
[28] Jean-Paul II, Allocution à l’Assemblée plénière du Conseil Pontifical de la Pastorale des Migrants, 2, avril 2002
[29] Jean-Paul II, Message pour la journée mondiale de la Pastorale du tourisme, 5, 2000

 

top