Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People People on the MoveN° 96 (Suppl.), December 2004
QUITTER CHEZ SOIPOUR RENCONTRER LES AUTRES
M. lAbbé Jean-Yves BAZIOU, Professeur, Université Catholique de lOuest Angers, France
Lacte de partir et celui de rencontrer les autres sont deux composantes du voyage touristique. Ce sont aussi des gestes profondément signifiants sur le plan de lexistence humaine et sur celui de lexpérience chrétienne. Nous tentons ici de mettre en rapport ces deux gestes avec la foi chrétienne pour comprendre ce que le christianisme peut apporter à lédification dun véritable humanisme touristique, mais aussi en quoi lexpérience du tourisme nourrit et interroge lexistence et lagir chrétiens. 1 - Quitter chez soi Commençons par lacte de partir de chez soi. Le christianisme ne cesse de dire que nous sommes tous des migrants. Dun bout à lautre de la Bible résonnent des impératifs de départ: va, viens, pars, quitte. Cet appel à quitter sa maison, sa terre dorigine, peut être mis en affinité avec le voyage touristique de manière à en faire percevoir les raisons profondes et lui indiquer une perspective et une signification. 1.1 Le christianisme: une religion de voyageurs et de passants La métaphore du voyage revient souvent dans les Ecritures pour évoquer létat de lhomme ici-bas, et notamment celui du croyant. Le psalmiste sidentifie à létranger de passage: « Je suis létranger chez toi, un passant comme tous vos pères »[1]. Lépître aux Hébreux rappelle que nous sommes des « étrangers et voyageurs sur la terre »[2]. Dès la Genèse, lépée des Chérubins interdit à Adam tout retour au Jardin originel[3]. Sil faut chercher un jardin, cest désormais au terme dune marche en avant. Nous ne sommes pas des nostalgiques dun âge dor primitif: notre culture est une culture de la Promesse. A vouloir se retourner sur une demeure passée, un être humain court le risque dêtre pétrifié, à limage de la femme de Loth qui avait transgressé linterdit divin de regarder en arrière[4]. Cest donc dans nos arrachements aux passés perdus que nous allons vers le salut. Tel sera le chemin des Patriarches: une marche vers une terre promise. Lélection divine exige dAbraham quil se sépare de ses racines: elle le rend étranger au sol de ses ancêtres et aux dieux de sa terre. Moïse aura pour patrie labsence de patrie: « devenu un émigré en terre étrangère »[5], il meurt en voyage, sans atteindre le « pays ruisselant de lait et de miel »[6]. Le peuple dIsraël a pour histoire une longue transhumance. Depuis son expérience fondatrice qui est celle dun départ et dune séparation de lEgypte, sa marche de peuple de Dieu est sans cesse relancée. Sommé de ne pas sarrêter, de lExode à lExil, il éprouve la relativité de tout enracinement, de toute demeure ou but atteints. Jésus est un « passant considérable ». Il y a une transitivité essentielle de Jésus. Né au cours dun voyage, réfugié en terre étrangère, il est passé parmi nous en faisant le bien[7] et mène durant sa vie publique une existence de prédicateur itinérant, parcourant villes et villages[8], tel un vagabond charismatique « nayant pas où reposer la tête »[9], marchant du Jourdain au désert de Juda, de la Galilée à Jérusalem. A la question de savoir où il demeure, il répond: « venez », et à celle de savoir qui il est, il répond en sidentifiant au chemin: « Je suis la voie »[10]. Il demeure dans lacte de passer et celui qui le rejoint marche à sa suite en sa compagnie. Sa vérité séclaire dans la pratique dun chemin. Le terme de son itinéraire, à Jérusalem, est lheure dun autre départ: « maintenant, Père, je vais à toi »[11]. Au tombeau du matin de Pâques les femmes ne trouvent plus quun messager et un message: « il nest pas ici Il vous précède en Galilée ». Marie de Magdala, dans son chagrin, entend quil reste encore au Seigneur à monter vers son Père et à elle à sen aller vers ses frères[12]. Il leur faut tourner le dos à la fascination de la mort et repartir en chemin. Pâques relance notre marche de vivants. Le Christ vivant vient désormais à nous sur nos chemins dhumanité. LEglise, sous limpulsion de saint Paul, émerge comme une communauté de voyageurs. Lapôtre nest-il pas dailleurs lui-même un voyageur, un messager mis en chemin pour porter et adresser la bonne nouvelle de salut de Jésus? Paul sadresse à des personnes et des groupes sociaux en marge du corps civique des villes méditerranéennes parce que ce sont des gens en transit: des commerçants, des marins, voire même des bannis ou des esclaves en fuite. Grâce aux communautés chrétiennes, ces gens qui avaient peu de droits dans les Cités vont créer entre eux des liens de solidarité et saccueillir mutuellement. LEglise paulinienne advient comme une communauté des étrangers unis dans un lien social qui transcende le lien politique: « vous nêtes plus des étrangers ni des émigrés; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu »[13]. Depuis ses origines, lEglise a progressé en suivant les voies de communication, et sest instituée à partir de cités carrefours. Jean-Paul II rappelle ainsi que dans les premiers siècles de son histoire, « le christianisme sest répandu surtout parce que les chrétiens qui voyageaient ou allaient sétablir dans des régions où le Christ navait pas été annoncé, y témoignaient de leur foi avec courage et y fondaient les premières communautés »[14]. Sa nature apostolique oblige lEglise à emprunter, non sans ambiguïtés parfois, les infrastructures qui permettent aux peuples de commercer. Il y eut les voies romaines, les routes de la chrétienté, les axes souvent colonisateurs de lexpansion européenne, il y a aujourdhui le maillage de plus en plus serré de la planète par les multiples technologies et moyens de communication qui offrent à des masses de plus en plus considérables dhommes une mobilité et des contacts sans cesse croissants. En se multipliant et en saccélérant, les flux de populations favorisent une interdépendance qui ouvre de nouvelles opportunités à lEglise. Comme lanalyse Jean-Paul II, « dans le monde moderne, il est de plus en plus difficile de tracer des lignes de démarcation géographiques ou culturelles, il y a une interdépendance croissante entre les peuples et cela constitue un stimulant pour le témoignage chrétien et lévangélisation »[15]. LEglise tout entière missionnaire pérégrine sur les routes des échanges humains. Et plus la mobilité saccroît, plus nous sommes amenés à passer dune pastorale de sédentaires à une pastorale de nomades. Communauté de voyageurs, lEglise se comprend elle-même comme une communauté en voyage. Car elle na pas de chez soi définitif. Elle ne fait que « séjourner » en un lieu donné: les paroisses ne sont que des regroupements ou des résidences temporaires pour des chrétiens. Nous ne sommes que des hôtes sur cette terre [16]. Nous marchons vers une cité différente. Pour un chrétien, il ny a donc pas sur terre ou dans le temps présent un sol désignable comme étant le paradis, laboutissement dernier. Combien de castes, didéologies, de régimes politiques, de groupes religieux ou de systèmes économiques nont-ils pas voulu désigner un tel lieu: Eldorado, société parfaite, cité sainte! Sur ce point, la foi en Dieu nous offre de la lucidité: même sécularisé, le cur de lhomme reste une fabrique didoles. Il voudrait tant sacraliser tel ou tel ordre existant ou imaginé, sarrêter là. Cest ce dont se méfie plus que tout un chrétien, car il est un homme de départs: il sait et éprouve quil ny a pas un lieu où fixer Dieu. Il lui faut aller toujours plus loin vers le Dieu plus grand que lexpérience quil en a faite. Dieu ne peut être détenu. Il séprouve dans un pas de plus par rapport à ce que nous connaissons déjà de lui. Il est linfini appelant une démarche infinie, se dévoilant dans notre itinéraire. Impossible de sarrêter. Dieu passe en notre propre passage. Il se dévoile à nous comme senracinant dans lailleurs et le futur. Au cur de lexpérience spirituelle réside limpératif du détachement. 1.2- La leçon des départs De quelle lumière cette manière chrétienne de comprendre lacte de quitter son lieu peut-elle éclairer le geste de départ du touriste? Elle permet dabord de chercher à saisir le sens du désir de voyage: aller voir ailleurs a un rapport avec la nature profonde de notre être. Ce geste renvoie à un essentiel anthropologique: nous demeurons dans le monde mais nous ne cessons de nous y mouvoir. Lhomme est un « être-dans » le monde mais sa manière dy habiter est d« aller-vers ». Voyager dit que lhomme nest pas attaché à un lieu donné. Il a la propriété du souffle qui lanime: la mobilité. Notre condition humaine est dêtre en exode, davoir une identité de passant. Nous cherchons encore notre demeure. Lhomme nest ni dici, ni même dailleurs. Il advient sans cesse. Eternels migrants, nous marchons vers autre chose: le bonheur, la paix, la sécurité et la sérénité dune maison. Mais cette demeure dernière, nous ne la tenons pas. Le sens dernier nous est caché. Peut-être que le voyage touristique nous renvoie par là à lune des grandes leçons des religions: labstention, la séparation davec le but ultime, davec lAbsolu. Cest ce que signifient les gestes de tant de liturgies: il faut quitter ses chaussures, garder les mains ouvertes, attendre le jour de la Révélation plénière et de la parousie, veiller, pèleriner. La part de lhomme est aussi ce qui lui échappe. Il est un être de manque. Voilà pourquoi nous ne cessons de repartir et de voyager: nous ne sommes jamais satisfaits des demeures établies, de lordre des choses, de la parole instituée ni même dun havre provisoire de paix. Voilà pourquoi, où quils soient, un homme ou une femme regardent toujours plus loin. Si on pouvait suivre leur âme, on verrait les images des pays quils rêvent. Nous sommes pétris du désir de traverser dautres paysages. Il y a tant et tant de chemins qui nont pas encore été foulés. Partir en voyage peut être la manifestation dun espoir. Je trouve quà travers les vacances, les loisirs ou les voyages, les hommes et les femmes espèrent encore, peut-être pas des futurs meilleurs, mais au moins quelques jours heureux. Certains disent même quun moment de bonheur peut avoir un goût déternité. Il y a sans doute de multiples raisons de quitter sa maison. Et cest devenu possible pour de plus en plus de monde grâce au développement des moyens de transport et de la liberté de circulation. Le voyage répond à la volonté de vérifier de ses propres yeux ce qui nest quune image, de connaître dautres peuples, de percevoir lhumanité de façon plus fine, plus complexe et plus globale. Défini comme « un déplacement hors de son lieu habituel de résidence »[17], le voyage touristique représente une rupture vis-à-vis du routinier: il offre de sortir de la clôture de son village, de son quartier, de son clan ou de sa nation et détendre ses relations. Léloignement rend possible de nouvelles expériences: cultiver un style de relations moins contraintes, plus détendues et spontanées, avoir un contact renouvelé avec la nature, rechercher une régénérescence du corps et du psychisme à travers une immersion dans les éléments (eau, soleil, air plus pur), pouvoir choisir ses activités en les orientant vers la joie plus que vers le nécessaire ou lutile, découvrir de nouveaux espaces. Ce que manifeste ce départ, cest le désir ancré au plus profond de notre être dhabiter la terre dune autre manière. Il est une autre rupture offerte par le voyage touristique: quitter ses préjugés, cest-à-dire relativiser les jugements trop hâtifs sur les autres. Il conduit à perdre un peu ses repères et à troubler ses certitudes initiales non réfléchies. Le départ oblige à penser autrement, à sinterroger, à se rendre compte de ses limites et de ses ignorances. Se dépayser nest pas dabord voir dautres pays mais quitter le sien et accepter de devenir différent. Quitter chez soi est alors se quitter un peu soi-même. Le départ manifeste la faculté humaine de dépasser sa condition présente. Il jette lhomme vers laltérité. Partir de son monde dit donc notre capacité de nous ouvrir sur ce que nous ne savons pas, de consentir à linconnu. Sinterroger sur le pourquoi du déplacement touristique nest pas neutre: la réponse oriente lexistence du voyageur. La foi chrétienne interroge les motifs de départ du touriste avec la visée que ce départ serve lhumanisation et la sanctification de la personne. A quoi, à qui le touriste dit-il oui lorsquil décide de quitter sa maison? Est-ce à une Hauteur positive, à une transcendance, à des valeurs qui lélèvent, ou est-ce à une puissance négative, à des forces qui vont lavilir? La foi chrétienne, qui est la décision de se laisser conduire par une Parole qui nous élève en humanité, sera attentive à alerter sur les penchants qui conduiraient le touriste à avoir des comportements dégradants, à adopter par exemple une permissivité qui déboucherait sur lutilisation scandaleuse dautrui à son profit. Que sert au touriste daller ailleurs si cest pour y perdre son âme? En cette décision de partir en voyage le touriste peut donc choisir daller plutôt vers Dieu, cest-à-dire vers un surcroît dhumanité, ou plutôt vers le démoniaque, cest-à-dire vers une diminution de son humanité. En ce départ, cest le salut de son être quil engage. 2 - Rencontrer les autres 2.1 Des raisons chrétiennes de rencontrer Quen est-il maintenant de lacte de rencontrer les autres? Comme chrétiens, nous avons bien des raisons dorienter le voyage touristique vers la rencontre des autres. Tout dabord, Dieu a une nature relationnelle. Il est parole. Il est donc de sa nature dentrer en communication avec ce qui est différent de lui. Il fait alliance, sassocie et sadresse à lhumanité. Vatican II rappelle ainsi que Dieu se révèle dans une conversation amicale[18]. Cest au nom de cette relation de Dieu avec nous que lEglise a à communiquer avec les hommes partout où ils cherchent à se comprendre, à faire une terre habitable et à vivre une vie bonne. Dieu est aussi relation à lintérieur de lui-même: lunité trinitaire résulte dun échange entre des personnes différentes. La relation est la substance de Dieu. Croire en Dieu Trinité conduit dès lors à une double résistance: contre la réduction de la diversité humaine à luniformité, et contre un émiettement qui ignorerait le lien entre tous les hommes. Jésus aussi a une identité relationnelle. Il se définit en relation à son Père et à ses frères, scellant lindissociabilité de la foi et de la charité. Il apprend son identité profonde de ceux quil rencontre et qui le reconnaissent comme le Christ, le Fils de Dieu, le Sauveur, le Messie. Il pose des gestes et profère des paroles qui bouleversent les distinctions habituelles entre familiers et étrangers, ce qui culminera dans le commandement de lamour des ennemis. Il reconnaît ce qui est grand chez lautre et qui transcende son origine, sa culture ou sa tradition. Le Christ est celui qui rend possible la rencontre des autres différents. Pour lui Dieu se révèle dans la proximité dautrui, ce que suggère lunité du commandement de lamour: « Tu aimeras ton Dieu ( ) et ton prochain comme toi-même »[19]. Ainsi lautre nest pas considéré dabord comme dangereux ou menaçant mais comme porteur dune promesse. Lautre peut être une grâce. Cest dailleurs dans la rencontre de létranger que le ressuscité se donne à reconnaître aux disciples dEmmaüs. De même cest dans la relation que ressuscite sa Présence: « Là où deux ou trois sont réunis en mon Nom, je suis au milieu deux »[20]. Lidentité chrétienne est ainsi une identité relationnelle. La médiation des frères est nécessaire pour être uni au Christ: il nest pas de foi possible sans écoute de la prédication. La propagation de la foi se fait essentiellement par létablissement dune communication. LEglise se construit dans lacte dannoncer lEvangile au-delà de ses frontières: elle est conduite à se porter vers les autres, à parler sans cesse en dautres langues car elle a besoin des étrangers pour continuer dêtre. Lévangélisation est un départ à la rencontre des autres pour en recevoir une identité renouvelée. Cette rencontre ne vise pas dabord une extension quantitative et spatiale de lEglise mais une justesse spirituelle pour reconnaître et expliciter la présence et luvre de lEsprit dans le cur et les cultures des personnes et des peuples. Dieu nest pas étranger aux terres qui nous sont étrangères: il parle en des langages quil nous reste encore à décoder. Ici souvre une manière de penser la mission dans le pluralisme mondial: elle est un art du contact, de la rencontre de lautre afin den recevoir des scintillements inédits du mystère insondable de Dieu et de discerner les signes du Royaume de Dieu qui sapproche dans le travail des hommes. Lautre est celui par qui nous advient la bonne nouvelle de la bienveillance de Dieu pour tous et de la profondeur de son engagement dans notre histoire. Cest sur ces bases que progresse la notion de dialogue pour définir un mode de présence de lEglise et de ses membres aux sociétés et cultures contemporaines. Paul VI avait ainsi défini lEglise comme conversation et mis laccent sur la qualité de la rencontre[21]. Pour un chrétien la rencontre nest donc ni facultative, ni une simple convention de politesse. Elle lui est nécessaire pour grandir dans sa foi en Dieu et dans la charité. Nul ne va vers Dieu ni même vers soi-même sans faire un détour par les autres. Dans le meilleur du christianisme, il y a la place faite à lautre: le différent, létranger, le pauvre, léloigné. Il nest donc pas de rassemblement de chrétiens qui ne se conclue par un envoi vers les autres pour aller chercher Dieu ailleurs que dans le culte et édifier des liens de fraternité dans la Cité. Le style communautaire chrétien nest pas communautariste. Lamour chrétien ne se réduit pas à la charité des chrétiens entre eux. Lassemblée chrétienne est ouverte. Par les rencontres quil favorise, le voyage touristique peut faire redécouvrir que le christianisme est une religion communicationnelle qui cherche à articuler deux dimensions constitutives de toute relation humaine: le lien et laltérité. Tenues ensemble, elle permettent dhonorer la double reconnaissance de luniversalité et de la singularité. En ce sens lengagement de chrétiens dans lactivité touristique peut être un atout pour introduire dans le processus de mondialisation en cours limpératif de la relation respectueuse de la valeur de lautre. Dans léthique du commandement du prochain, les étrangers sont en effet des semblables en tant quils sont enfants de Dieu et quils partagent la même nature humaine. LEglise ne se présente pas comme une frontière de plus entre les hommes et les peuples mais elle fait traverser les frontières, met en relation des singularités et est un facteur de rapprochement humain. Il est de sa nature dêtre multiraciale et multiethnique. Saint Augustin avait bien explicité cette capacité détablir des proximités transcendant des appartenances naturelles: « ton prochain nest pas seulement ton frère, ton parent, ton allié. Tout homme a pour prochain tous les hommes. On se regarde comme proche entre père et fils, entre gendre et beau-père. Mais rien nest si proche quun homme et un autre homme »[22]. Il sagit au fond de contribuer à bâtir une mondialisation soucieuse de personnalisation où nous nous éprouverions à la fois si différents et si semblables. Cette double attention à laltérité et à la relation est une voie possible pour « imprégner le tourisme de valeurs humaines et chrétiennes proclamées par lEvangile du Christ »[23]. Cette voie porte un nom: la charité. Dans un voyage touristique orienté sur la rencontre, la pratique de la charité peut présenter au moins quatre facettes. 2.2 Le tourisme: vers un art de vivre semblables et différents? 2.2.1 La charité ecclésiale: un avant-goût dcuménisme mondial La relation de charité caractérise le vivre-ensemble ecclésial. Dans le tourisme, elle peut prendre la forme de lhospitalité. Laccueil, qui est considéré comme le « noyau central » de la manière dêtre chrétien dans le tourisme[24], offre dabord de mesurer loriginalité du style ecclésial de communion. Parce quelle ne se confond avec aucune culture ni avec aucun système politique ou social, lEglise est un lieu de rencontre possible entre les peuples, les races et les cultures. Elle est un lien social en surcroît de tous les autres et qui peut les assumer en établissant entre les diversités humaines les conditions dun entretien pacifique. Lassemblée eucharistique où se réalise en Christ le rendez-vous de frères venus de cultures différentes manifeste de façon tangible une telle unité et une telle paix. Ainsi aucun chrétien nest un étranger dans une communauté qui célèbre leucharistie. En offrant de « nêtre étranger nulle part », la communion eucharistique ébauche une fraternité universelle qui transcende les frontières et fait de lEglise une « maison » et une « école de communion »[25]. La pratique de laccueil permet de vivre une autre originalité du lien ecclésial: lEglise se présente à la fois comme universelle et locale. Elle est universelle en tant quelle est extensive, quelle est disponible à tout homme quels que soient sa condition, son lieu et son temps, quelle dirige les regards de tous les baptisés vers un même centre: le Christ. Mais en même temps elle est aussi toute entière présente en un lieu, inscrite dans des cultures diverses, des contextes particuliers et des histoires singulières. Le voyage touristique est loccasion dune « visite ecclésiale » consistant à partager la vie de lEglise en un lieu donné [26]. Le touriste y fait lexpérience quil y a diverses manières dhabiter la même Eglise, quen elle cohabitent des identités culturelles différentes. Lunité catholique na rien de monolithique mais elle est bariolée et réside dans une harmonisation des diversités qui la composent [27]. Laccueil peut donc être au service dune découverte réciproque de nos différentes manières dêtre chrétien. La charité ecclésiale ainsi vécue ne donne-t-elle pas au touriste et à ceux qui le reçoivent un avant-goût dun cuménisme planétaire? Elle suscite le désir de vivre la cohésion humaine en assumant lirréductibilité des différences, de favoriser le passage dune société de tribus ou de nations à une histoire humaine solidaire. Cest en cette capacité de faire unité en sauvegardant les distinctions que la manière catholique de faire Eglise représente une résistance, ou même une alternative, à une mondialisation qui, étant uniquement orientée par des impératifs de rentabilité économique, tend à dissoudre les singularités locales dans une globalisation homogénéisante. Dans le tourisme lEglise peut ainsi développer les potentialités de son ministère de réconciliation et donner un avant-goût du peuple de Dieu à venir en ébauchant cette communauté rare que tant dhommes et de femmes appellent de leurs vux: une communauté de respect où nous nous parlerons dans lestime les uns des autres. 2.2.2. - La charité politique: le touriste est un citoyen du monde La « charité politique » est une expression souvent employée par Pie XI à propos de lAction catholique et de lengagement des laïcs dans la société et la vie publique. Elle reste à lordre du jour dans le tourisme. Le tourisme nous fait prendre conscience que notre Cité est désormais la planète. En développant le sentiment dune interdépendance commune, il ouvre à une culture de la sollicitude et de la solidarité mondiales. Mais cela suppose que, où quil aille, le touriste demeure un citoyen responsable, ce qui veut dire dabord quil ne senferme pas dans un monde artificiel qui le rendrait insensible à la réalité qui lentoure et le ferait sombrer dans lapathie. Il ne fermera pas ses yeux et son cur, mais il sera capable au moins de sindigner de la souffrance provoquée par les injustices: accentuation de lécart entre riches et pauvres, division du monde entre le Nord et le Sud, traitement inégal des pathologies, destruction des ressources et des identités, trafics de drogues Sauf à senfermer dans une bulle dirresponsabilité, le tourisme ne dispense pas dêtre lucide. Dans le pays visité, il peut y avoir de la misère, de la violence, des répressions politico-militaires. Le tourisme représente une chance politique car tout peut tomber sous le regard de citoyens venus dailleurs. A condition bien sûr de ne pas être en vacance politique quand il se promène, le touriste chrétien peut avoir une fonction de vigilance planétaire en matière des droits de lhomme. Ce tourisme citoyen soppose à une logique industrielle qui instrumentalise les autochtones et les transforme en marchandises. En 2002, Jean-Paul II dénonçait « ces propositions touristiques de paradis artificiels où sont exploités à des fins purement commerciales les populations locales au bénéfice dun tourisme qui, en certains cas, ne respecte même pas les droits humains les plus élémentaires des habitants du lieu »[28]. La consommation de lhomme en arrive parfois à faire partie de lattraction touristique. Cest alors laltérité des personnes et des peuples qui est détruite. Combien dexploitations scandaleuses par des emplois saisonniers aléatoires, clandestins, sans horaires, mais aussi par lutilisation de lintimité sexuelle de lautre. Le scandale atteint son paroxysme avec lexploitation des enfants. La consommation consiste aussi à folkloriser les traditions et les identités, transformant, par des mises en scène de la vie locale, lauthentique en un faux-semblant et donc en un leurre: on ne rencontre plus lautre puisquil est réduit à limage que lon veut sen faire. Se sentir citoyen du monde nest-ce pas salutaire pour le tourisme lui-même? Car il évite ainsi la futilité qui serait la sienne sil se réduisait à une culture de lévitement de lautre et de la réalité, et si les touristes nétaient que des porte-monnaie écervelés qui nauraient plus besoin de réfléchir quand ils ont fait ce que certains attendent deux: faire fonctionner la machine économique. Se souvenant que Jésus a pleuré sur Jérusalem et que le dernier mot de Dieu cest lhomme, un chrétien ne peut que chercher à apporter un supplément dâme au tourisme en lorientant vers la défense et le service des droits et des devoirs humains. 2.2.3. La charité envers les personnes: le respect et la pudeur Ceci nous conduit à la charité envers les personnes dans le tourisme. La rencontre suppose la différence reconnue et assumée. Un tourisme promoteur de rencontre commencera donc par le respect des individus. Il se manifeste par la salutation qui est un échange de gestes de reconnaissance. Il sagit de témoigner dune dignité réciproque, de considérer lautre comme un autre soi-même, cest-à-dire comme unique. La salutation souligne le caractère éminent de la personne humaine. Le touriste respectera donc les droits et lenvironnement des habitants du lieu. Ceux-ci ne sont pas une matière première à lusage de ses exigences ou de ses plaisirs. Il na pas à sautoriser ailleurs ce quil ne se permettrait pas chez lui. Les limites éthiques nont pas à sestomper avec le franchissement des frontières. Il évitera également dagresser lautre par la violence de gestes qui pourraient loffusquer tels que le gaspillage des ressources ou lostentation de richesses. Le voyageur saura également faire preuve de pudeur en adoptant une juste distance vis-à-vis de ceux quil visite. Rencontrer cest passer du fantasme de la fusion à un échange réciproque où chacun apprend de lautre. Il ny a donc pas à vouloir tout voir ni tout savoir mais à attendre linvitation de lautre pour nentrer que prudemment dans son univers. La distance requise par le respect et la pudeur nest pas éloignement ni indifférence, mais la capacité de se dessaisir de lautre et de le laisser être dans sa liberté. La rencontre est ainsi la découverte que lautre nous demeure un mystère. 2.2.4 La charité sous la forme du dialogue Axé sur la rencontre, le tourisme représente encore une opportunité heureuse pour tisser des liens déchange entre les personnes, les peuples, les institutions. Jean-Paul II considère en ce sens le tourisme comme « un facteur dune importance fondamentale dans lédification dun monde ouvert à la coopération entre tous, grâce à la connaissance réciproque et à lapproche directe de réalités diverses »[29]. Le tourisme est favorable à linstauration du dialogue et de la coopération à plusieurs niveaux. Il y a le dialogue de la vie quotidienne qui permet de créer les conditions dune coexistence agréable entre des populations diverses qui se côtoient provisoirement sur un même sol. Il établit une convivialité et une proximité favorables à la cohabitation et à linterconnaissance. Vécu dans le dialogue, le tourisme est ainsi un vecteur pour un progrès dans la connaissance des convictions ultimes, des religions, des humanismes et des visions du monde de différentes communautés. Il peut alors contribuer au dépassement des exclusivismes, des ignorances et des intolérances. Car la peur de lautre et son rejet viennent souvent de la méconnaissance que lon en a. Même ténu, tout lien de parole vaut la peine dêtre tissé. Vu comme un espace de paroles favorable à lextension de la communication humaine, le tourisme a quelque chose de la Pentecôte si grâce à lui les hommes qui parlent en diverses langues deviennent capables de se comprendre. Chacun nest plus enfermé dans ses frontières. Le tourisme offre enfin loccasion dun dialogue institutionnel pour créer des alliances, des collaborations ou des partenariats entre lEglise, lEtat et la société civile, par exemple pour instaurer des processus de formation et déducation. Lenjeu dun tel partenariat est dédifier peu à peu une véritable culture touristique inspirée par des principes éthiques partagés même si leurs fondements ultimes diffèrent pour les uns et les autres. Léducation au tourisme prépare à vivre une qualité de la rencontre: celle-ci est dautant plus féconde quelle se prépare à travers des informations et des études éclairées qui attisent le désir dentrer en contact direct avec lautre, et de connaître son patrimoine historique, sa philosophie, sa religion. Un touriste apprend dautant plus dans son voyage quil se sera préparé à être surpris. En conclusion Quitter chez soi et aller rencontrer les autres nest pas sans conséquences sur les identités. En effet, si le voyage a permis une véritable rencontre, chacun devient différent au contact de lautre. Toute rencontre est une confrontation qui laisse une trace en soi. Nous nen sortons pas indemnes. Mais il faut accepter dêtre vulnérable. Voyager cest admettre dêtre marqué par lautre. Cela demande du temps passé chez lautre à sentendre, à se parler, sapprivoiser et se faire confiance. On ne connaît pas une autre culture par un parcours chronométré. On peut avoir été dans un autre pays sans avoir été rencontré. Le tourisme peut habituer à lidée que lon change en échangeant, que la richesse dune personnalité dépend de son degré douverture à ce qui lui est étranger. Le touriste peut rapporter de son voyage de quoi nourrir sa propre renaissance. Finalement, vers qui est-il parti? Nétait-ce pas aussi un peu plus vers lui-même. Au terme de tout voyage chez les autres, il en reste un autre à accomplir: le voyage intérieur pour y rencontrer sa propre étrangeté et son propre mystère. Il arrive quen entrant en soi-même, cest encore un Autre que nous rencontrons. Dieu nest-il pas en effet, comme le disait saint Augustin, « plus intérieur à moi-même que moi-même »?
[1] Ps 39, 13, repris dans 1 P 2, 11
[2] He 11, 13
[3] Gn 3, 24
[4] Gn 19, 26
[5] Ex 2, 22
[6] Ex 3, 8
[7] Ac 10, 38
[8] Lc 13, 22
[9] Lc 9, 58
[10] Jn 14, 6
[11] Jn 17, 11-13
[12] Jn 20, 17-18
[13] Eph 2, 19
[14] Jean-Paul II,
Redemptoris Missio, 82
[15] Jean-Paul II,
Redemptoris Missio, 82
[16] 1 P 1, 1; 2, 11; Jn 17, 14-16
[17] Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants, « Orientations pour la Pastorale du Tourisme », 3, 2001
[18] Dei Verbum, 2
[19] Lc 10, 20
[20] Mt 18, 20
[21] Paul VI,
Ecclesiam suam, 1964
[22] Saint Augustin,
De Disciplina Christiana, 3
[23] Orientations pour la pastorale du tourisme, 23, 2001
[24] Orientations pour la pastorale du tourisme, 2001
[25] Instruction « La charité du Christ envers les migrants », 100, 2004
[26] Mgr A. Marchetto, « La pastorale du tourisme dans la mission évangélisatrice de lEglise », lors de la rencontre sur la pastorale du tourisme dans les pays du Moyen-Orient et de lAfrique du Nord.
[27] Instruction « La charité du Christ envers les migrants », 97, 2004
[28] Jean-Paul II, Allocution à lAssemblée plénière du Conseil Pontifical de la Pastorale des Migrants, 2, avril 2002
[29] Jean-Paul II, Message pour la journée mondiale de la Pastorale du tourisme, 5, 2000
|
|