Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People People on the MoveN° 107 (Suppl.), August 2008
Pèlerinages et sanctuaires:chemins de paix
M. lAbbé Jean-Yves Baziou Professeur de lUniversité Catholique de Lille France Je voudrais ici poser quelques jalons pour tenter de comprendre en quoi pèlerinages et sanctuaires peuvent représenter des chemins de paix dans notre monde actuel. Après avoir collecté quelques repères dans la Bible, jesquisserai le mode de socialité pacifique que favorisent la route des pèlerins et lespace du sanctuaire. Enfin, je caractériserai plus particulièrement quelques états de paix qui peuvent se construire lors des pèlerinages. 1 Repères bibliques Pour ce qui est lantécédence de la paix ou de la guerre, il existe au moins deux possibilités. Si lon pose la guerre comme première, on fait de la lutte violente létat normal des relations humaines: la paix nest alors que linterruption momentanée du combat. Si lon pose la paix comme première, cest au contraire la guerre qui est anormale: la paix est la norme de lordre humain. La Bible se situe dans cette seconde option. 1.1 - La paix dans la Bible: origine et finalité de lhomme Pour la Bible lhomme est en effet créé non-violent, à limage de Dieu qui a un rapport de sollicitude à sa création. Le premier signe de cette non-violence est la solidarité entre tous les êtres vivants qui initialement ne se dévorent pas entre eux [1]. Au commencement il y a donc la paix. Les prophètes reprendront cette donnée originelle pour la tourner en une espérance à venir, annonçant la suppression de tout armement [2] , et la venue dun Messie pacifique [3]. Cet horizon de paix est présenté comme le désir ultime de Dieu. La paix est donc première et ultime. La violence, étant seconde, est la paix manquée. Cet ordre des choses engage une conception de lhomme: en chacun la capacité à la paix est antérieure et postérieure à sa violence. La violence appartiendrait au superficiel de lêtre: en profondeur, le cur de lhomme est capable de bonté et de paix. Ce qui se joue dans la paix, cest lacquiescement à laltérité en un double sens: lacceptation dautrui et la reconnaissance que chacun est limité. Parce quelle suppose le refus de chacun de vouloir être tout, la paix est la possibilité de vivre lunité humaine dans le respect des différences singulières. A contrario, la violence est la négation de lautre et donc du multiple. Ce qui est à limage de Dieu dans la Bible cest en effet une création plurielle, foisonnante, bariolée. La bénédiction de Dieu est sur la diversité des espèces. Cest aussi le pluriel de la sexualité humaine qui est image de Dieu [4]. On trouve également dans la Genèse léloge de la pluralité des Nations[5]. Ainsi, cest dans un rapport dégalité que sont considérés les descendants de Sem, Cham et Japhet; comparable à un fleuve à trois bras, lhistoire humaine peut se dérouler dans une convivialité sans jalousie. La singularité du Dieu Unique se réfracte dans le multiple de lici-bas terrestre. Seule serait digne de la singularité de Dieu la pluralité des visages humains. Dieu a créé le multiple pour lenchantement de lAlliance. 1.2 Pèlerinage à Jérusalem Cest ainsi que la perspective du pèlerinage à Jérusalem est la paix. Cette paix comprend deux degrés. La fonction de la Ville sainte est dabord dêtre le cur de lunité des tribus dIsraël[6]: à Jérusalem où «tout ensemble ne fait quun», «il est bon pour les frères de vivre ensemble et dêtre unis»[7]. Puis cette unité pacifique est universalisée: toutes les Nations sont vues comme convergeant vers Sion et le Temple devient « une maison de prières pour tous les peuples»[8]. Les peuples savancent vers un rassemblement sans agressivité, puisquau cours de la marche les armes sont déposées ou transformées en outils. La guerre mise de côté, tel est laboutissement du pèlerinage au sanctuaire: «On ne brandira plus lépée nation contre nation, on napprendra plus à se battre»[9]. La paix pose les bases dune coexistence des populations dans le respect de leurs singularités et de leur liberté: «Ils demeureront chacun sous sa vigne et son figuier, et personne pour les troubler»[10]. On obtient donc la séquence suivante: le pèlerinage vers le sanctuaire est passage dun lieu de conflit[11] à un lieu de stabilité et de paix[12]; il est le temps dune nouvelle création [13], et aboutit à une humanité rassemblée en une unité qui assume lirréductibilité des différences. Au sanctuaire est vécue la double polarité de la liaison et de laltérité, ce qui correspond à la double face de Dieu qui est à la fois Un et Autre. Quand ces deux polarités sont bien articulées, la paix du sanctuaire surmonte les exclusivismes (refus de lautre), évite les «inclusivismes» (dissolution de lautre dans une vision unique se considérant comme supérieure), et résiste aux isolements égoïstes (chacun fait ses affaires de son côté). Le pèlerinage vers le sanctuaire est alors un parcours de reconnaissance mutuelle où lon découvre toujours plus quil nest de vie possible que si chacun consent à laisser place à dautres. 1.3 Jésus: le doux pacificateur au sanctuaire hors les murs Nous pouvons faire apparaître dautres harmoniques en nous mettant à lécole de Jésus. Jésus se présente en effet comme offrant la paix: «Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix»[14]. Cest lun des curs de la visite et de la salutation christique post-pascale, encore prononcée aujourdhui comme signe daccueil en tout sanctuaire chrétien: «La paix soit avec vous!». Cette paix culmine jusque dans lamour des ennemis. La nature du chemin que Jésus propose pour advenir au salut est à rebours de la puissance violente. Voilà pourquoi on a pu dire de lui quil était un «messie à lenvers»[15]: il se démarque des imaginaires qui attendent le salut dun rédempteur guerrier et nationaliste. Jésus nappelle pas à la guerre mais à lamour et à la paix. Ce faisant, il confronte chaque individu et groupe à la violence dont il est capable. Il critique aussi limaginaire trop commun de la réussite humaine: la vraie voie de salut se situe aux antipodes des promesses de tant et tant de nos chemins terrestres qui nenvisagent le bonheur quau bout du déploiement dune toute-puissance humaine. La réplique de Jésus à la violence est la douceur. Au jardin des Oliviers, il renonce à être protégé par les armes. Il se tait lorsque les soldats le maltraitent[16]. Cette attitude est-elle folle? Pas sûr. En effet, cest celui qui fait preuve de douceur qui voit clair dans le rapport des hommes à la violence. Car à la question de savoir pourquoi des hommes provoquent la mort de linnocent, Jésus répond quen fait ils ne connaissent pas leur propre volonté de tuer. Ils ne se connaissent donc pas, ou ne savouent pas quils sont porteurs de violence: «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce quils font»! A cette violence sans raison Jésus a donc répondu par la douceur. Celle-ci est la force qui refuse de sexercer sur le mode de la violence: elle est la force plus haute que la volonté de dominer. Et elle tire justement sa lucidité dêtre à distance de la violence. Elle nest pas lâcheté ou peur. Jésus semble navoir jamais cédé à la peur. Cest parce quil na pas peur de la violence quil est libre par rapport aux puissances qui la génèrent. Il peut donc en délivrer les gens. Avec Jésus la paix apparaît comme un courage dêtre, un courage qui refuse dentrer dans la logique du violent. Cest dailleurs Jésus, et non ses meurtriers, qui traverse la mort. La liturgie pascale rapproche la traversée de la mer lors de lExode du peuple hébreu et la Passion de Jésus. En effet ce nest pas larmée de Pharaon qui a pu traverser la mer, mais le peuple sans armes: toutes les armées du monde ne suffisent pas pour traverser la mer sans perdre pied. Et Jésus entre en son Exode quand il récuse lusage du glaive. La paix ou la douceur, qui sont des figures dagapè, voilà ce qui permet de vaincre les puissances de mort. A quel pèlerinage vers quel sanctuaire appelle le Christ de paix et de douceur? Curieuse direction que celle proposée par lAnge au tombeau de Jésus, comme si cétait une invitation à tourner le dos à un lieu qui aurait pu être le socle fondateur dun sanctuaire ou dun mémorial: «Il vous précède en Galilée». La Galilée est une région où vivent juifs et païens, un lieu de passage, de métissage, de brassage des cultures. On y fait lexpérience que les frontières ethniques et nationales peuvent être transcendées. Ainsi, désormais, marcher vers le Ressuscité suppose de quitter les sanctuaires clos et les frontières coutumières. Telle est aussi lexpérience de la Pentecôte quand lEsprit-Saint pousse les disciples au-dehors de leur lieu de repli, vers des terres et des peuples encore inconnus. Le Christ apparaît comme le pacificateur, le trait dunion des Juifs et des Gentils. Avec lui naît un Corps ecclésial quirrigue la charité et où nul nest étranger. Avec lui le peuple de Dieu suniversalise pour inclure la perspective dune humanité en paix. LApocalypse de Jean va en ce sens en envisageant une convergence eschatologique des nations vers la Jérusalem céleste. On peut y lire que Dieu est avec «ses» peuples. Notons encore ici le pluriel. Lhumanité pacifiée est à la fois une et plurielle. Et en cette cité cosmopolite, il ny a plus de sanctuaire qui retiendrait le divin: Dieu réside dans la communication humaine réussie. Avec Jésus, un sanctuaire particulier napparaît plus comme un but ultime: son rôle est plutôt daimanter la tâche de la paix vers lhumanité en son ensemble. La finalité dun sanctuaire chrétien est au-delà de ses murs. Ceci nest pas sans conséquence sur le sens chrétien du pèlerinage. 2 La route et le sanctuaire: la paix en construction Notons dabord que pèlerinage et sanctuaire renvoient à une dialectique qui caractérise laventure de toute vie humaine. Cette dialectique est faite de deux mouvements que je désigne par les expressions latines de «esse ad» (aller vers) et «esse in» (se tenir dans). 2.1 - La route pour le pèlerin: une initiatique de la paix personnelle et collective Le geste pèlerin est dabord un «aller vers»: cest donc à la fois une rupture par rapport à un lieu de vie habituel et un mouvement à la recherche dun «ailleurs» et dun «autrement». Partir en pèlerinage est faire route vers une altérité spatiale et qualitative. Le pèlerinage est en effet un changement de vie qui se caractérise dabord comme un processus de transformation de soi à la suite de larrachement au milieu et au genre de vie habituels. Le thème est classique dans lAntiquité. Philon par exemple constate que «bien des gens se sont assagis en sexpatriant» et donc que larrachement aux soucis et au mode de vie ordinaire est «bienfaisant»[17]. Pour les moines de lAntiquité chrétienne la déprise de soi peut seule apporter lhèsychia, cet état de tranquillité intérieure que cherche le pèlerin[18]. Cest donc une paix intime que trouve en premier lieu le pèlerin dans lacte de quitter son lieu natif. Son voyage est donc autant intérieur que traversée despaces étrangers. En chemin, le pèlerin fait également une expérience sociale novatrice. Parlons de «socialité pèlerine» pour désigner la mise en suspens des distinctions sociales habituelles lors du pèlerinage : les rapports sociaux sont moins hiérarchisés, plus simples, plus horizontaux[19]. Les différents marqueurs des statuts personnels tendent à sestomper au profit dune plus grande sobriété dans les comportements et les vêtements par exemple. Il y a comme un passage de la societas à la communitas[20] du fait dune expérience commune partagée: «la route parcourue, ses fatigues, ses épreuves, ( ) se révèle créatrice dexpériences de nouvelles valeurs et dun nouveau climat de fraternité »[21]. Le nomadisme pèlerin est en effet favorable à léchange des paroles et des expériences. Il permet même de les accroître. Il permet aussi à des passions, des désirs ou à des potentialités de se révéler et de se développer. La route enrichit lunivers personnel du fait des rencontres quelle favorise. Un pèlerin va chercher ailleurs une harmonie collective quil ne trouve peut-être pas en son lieu natif. Le pèlerinage peut ainsi servir lentente humaine alors que nos sociétés tendent trop à (se) cloisonner: celles-ci raisonnent en effet si souvent en exclusives comme amis/ennemis, patrie/étrangers, nous/les autres. Dans et grâce à son voyage le pèlerin éprouve que son humanité se révèle être une combinatoire, une composition complexe, car il est provoqué à lhospitalité, à trouver en autrui son complément, à tisser un plus grand nombre de liens sociaux, à entendre et comprendre dautres points de vue, dautres visions du monde, dautres convictions ultimes. Mais cela suppose quil se soit forgé en lui-même une aptitude à la rencontre, à laccueil, à se laisser accueillir aussi. La route est loccasion de convertir la méfiance vis-à-vis de lautre en confiance et lagressivité potentielle en amitié ou en fraternité. Le chemin pèlerin savère être ainsi une initiation à la civilité. La civilité est une notion issue du socle humaniste européen de la Renaissance et qui sest développée dans un courant de pensée qui voulait fonder le lien social sur lapprentissage dun code commun de «bonnes murs». Furetière la définit comme une «manière honnête, douce et polie dagir, de converser ensemble»[22]. Saint Jean-Baptiste de La Salle a eu une compréhension théologale de ce comportement[23]: il définit la civilité comme «vertu qui a rapport à Dieu, au prochain et à nous-mêmes». La vocation chrétienne se réalise en effet pour lui dans une capacité de communication mutuelle entre les hommes. Ce comportement se fonde dans le fait de respecter les autres «en les regardant comme les enfants de Dieu et les frères de Jésus-Christ». La bienséance ou civilité chrétienne est «une conduite sage et réglée que lon a fait paraître dans ses discours et dans ses actions extérieures par un sentiment de modestie, ou de respect, ou dunion et de charité à légard du prochain, faisant attention au temps, aux lieux, et aux personnes avec qui lon converse». Sécartant de représentations de la vie sociale comme un combat à mort entre les bons et les méchants, la civilité est la production dun ordre caractérisé par lattention à lautre quelle que soit sa place ou sa condition. Les hommes sobservent, observent ceux qui les entourent et en fonction de cela se modèlent eux-mêmes de manière à ce que la vie ensemble soit agréable. La civilité est une réplique à la pulsion de mort, à lagressivité et à la haine. Le pèlerinage, en mettant en oeuvre des comportements comme la politesse, lécoute, la sympathie, la salutation, le sourire, la bienveillance fait advenir une atmosphère pacifique qui aide à façonner des consciences, des âmes et des esprits capables de fédérer les individus et les groupes. 2.2 Le sanctuaire Le sanctuaire est justement un espace fédérateur, un espace où le pèlerin va demeurer pour un temps et connaître avec une plus grande intensité lexpérience déjà éprouvée en chemin. Cest quil rejoint maintenant une foule où il ressent un profond sentiment collectif dhumanité. Pris avec dautres dans laccomplissement de rites communs, il y vit des relations égalitaires. Il sexpose encore davantage à du nouveau, de nouvelles idées, des visages étrangers. Dans un sanctuaire, le monde en effet sélargit, ouvrant à des possibilités nouvelles de compagnonnage. Le sanctuaire porte à son paroxysme lexpérience de la communitas. On peut distinguer trois degrés de communitas. Il y a la communitas existentielle: cest une confrontation intense, directe des identités humaines lors dun pèlerinage donné. Il y a la communitas normative car un sanctuaire est une réalité où différentes ressources sont organisées pour permettre aux pèlerins de se maintenir en bon état et de communiquer en gardant à lesprit des buts collectifs. Il y a enfin une communitas idéologique: on exprime par des images et des symboles le sentiment de communion établie entre pèlerins puis entre pèlerins et Dieu. Ces images et symboles portent des modèles idéaux de société qui peuvent savérer moteurs pour orienter le désir et la volonté de vivre autrement. Le sanctuaire est un lieu dinclusion ou dintégration capable de préfigurer et danticiper la paix attendue dans un ailleurs. Saint Augustin, à la fin des Confessions, évoque cet ailleurs comme étant «la paix du repos, la paix du sabbat, la paix sans soir»[24]. Charles Péguy lavait appliqué au sanctuaire de Chartres: «voici le lieu du monde où tout devient facile ( ), le seul coin de terre où tout devient docile. Voici le lieu du monde où tout est reconnu»[25]. Dans un autre cadre, Malcom Little, organisateur en 1963 des Black Muslims à New York, a pu sétonner de lexpérience de fraternité lors de son pèlerinage à La Mecque: «Lamour, lhumilité et la vraie fraternité étaient presque un sentiment physique partout où je me trouvais ( ), tous mangeaient comme sils avaient été un et dormaient comme sils avaient été un. Chaque élément de latmosphère du pèlerinage accentuait lunité de lhomme sous le seul Dieu. Je nai jamais été témoin dune telle hospitalité sincère et dun extraordinaire esprit de vraie fraternité, comme celui pratiqué ici, par des gens de toutes couleurs et de toutes races, dans cette terre ancienne et sainte, la terre dAbraham, de Mohammed, et de tous les autres prophètes des Ecritures»[26]. Un sanctuaire est ainsi un espace attirant, car il constitue un séjour où des individus et des groupes humains vivent une paix heureuse. Cest un peu comme un paradis découpé dans un monde conflictuel, un tissage de relations harmonieuses au milieu de groupes sociaux déchirés. Sy rendre cest acquiescer à une manière de vivre qui a pour conséquence de «configurer un monde»: au fond le sanctuaire vécu comme espace-temps de paix est la superposition du monde de lici et de lau-delà. Il rend possible et valide une alternative à lordre présent. Il nous permet ainsi de circuler entre divers mondes. Le sanctuaire fait rencontrer lextraordinaire: il permet quelques journées dune vie inhabituelle mais tant attendue. Lexpérience de la masse pèlerine nest pas comme une simple rencontre sur une place de marché, cest plus profondément se retrouver avec dautres pour se reconnaître ou se surprendre ensemble comme étant capables dun même besoin supérieur. On y vit un véritable bouleversement: ceux qui croyaient se connaître se découvrent autres, ceux qui signoraient sacceptent. Le sanctuaire crée entre les gens des proximités saines qui contrastent avec le cloisonnement, laffrontement ou lordre quotidiens. Cest une société mêlée qui savère recréatrice pour tous. Car ici la foule sécurise, la quantité se fait âme commune : on est dans un sanctuaire comme si on était un. Le sanctuaire est une figure de la concentration humaine en un seul espace. Il répond peut-être à la nécessité pour la conscience de notre humanité de pouvoir expérimenter dêtre «un» et «ensemble». Le sanctuaire favorise pour cela la conscience dEglise, de se sentir membres de lunique famille de Dieu, entouré par de nombreux frères et surs dans la foi sous la conduite dun même Seigneur. Cest aussi un espace de scénographie eschatologique[27] puisquil offre une image de lunité humaine dans la communion à la Présence divine. En ce sens il y a là une pédagogie possible des consciences croyantes pour saisir leur religion comme moyen dunité humaine et non pas de division. Le sanctuaire offre un cadre fraternel ecclésial où lon peut se retrouver avec les autres dans léquité. Le sens de laccueil est décisif pour créer ce climat de paix: accueil des pèlerins, attention à chaque groupe ou personne, à lattente des curs aussi. Le sanctuaire, à la condition de nêtre pas une clôture étanche, apprend à ouvrir son cur à tous, notamment à ceux qui sont différents de soi: létranger, limmigré, le réfugié, le malade, le visiteur dune autre religion, le non-croyant. Il est le lieu de linvitation ouverte et gratuite à toute humanité. On y fait aussi lexpérience que lEglise vit dune dynamique de concentration et dexpansion. Dune part lEglise vit son unité en se centrant sur son Seigneur, et dautre part elle est missionnaire, entraînée dans un mouvement centrifuge vers toutes les nations. Un sanctuaire relie ces deux faces de lEglise: lunité sy voit dans son extensivité universelle[28]. En 1980 Jean-Paul II déclarait devant les directeurs des pèlerinages: «En découvrant que nous formons une communauté avec dautres, fussent-ils tout à fait étrangers, nous faisons lexpérience de lultime réalité de lEglise peuple de Dieu sans frontières et ouvert à chacun sans exception. Les pèlerins devraient avoir toutes sortes doccasions de se rencontrer et de vivre de bonnes expériences fraternelles entre étrangers». Une question serait à explorer: quelle part les pèlerinages et les sanctuaires chrétiens ont-ils pris à la construction dun état desprit de paix européen? Car au cours des âges, et notamment à partir du Moyen-âge, toute une réglementation a été peu à peu établie pour assurer la protection du pèlerin, pour que, partout où il aille, il rencontre la paix. Cette lex peregrinorum, qui a été autant une création du droit canon que du droit laïque[29], témoigne que le pèlerin médiéval nétait pas un isolé exposé à tous les dangers une fois quil avait quitté son environnement coutumier. Non seulement il voyageait avec des compagnons, mais il bénéficiait de garanties juridiques de pouvoir vivre en paix et en sécurité. La législation protectrice des pèlerins a contribué à rompre lisolement juridique qui prévalait jusque là pour les personnes en voyage. Pour H. Gilles, les pèlerins sont à «compter parmi les éléments les plus actifs qui ont véhiculé dans lEurope entière des principes juridiques nouveaux qui formeront la base de ce jus commune grâce auquel les relations entre les hommes seront, au cours des siècles à venir, facilitées et élargies»[30]. 3 Les états de paix Nous avons collecté suffisamment déléments pour caractériser quelques états de paix que favorisent pèlerinages et sanctuaires et sur lesquels insistent nombre de textes du Magistère et de services ecclésiaux concernés. 3.1 - La paix avec soi-même Un premier état de paix est la paix avec et sur soi-même. Thème récurrent à la spiritualité chrétienne depuis les origines: comment aller vers une régression de la violence sans un travail de pacification sur soi-même afin de dominer ses propres instincts de meurtre? Thème également en affinité avec une redécouverte actuelle de bien des Occidentaux qui ont entamé un travail de connaissance intime deux-mêmes: il ny aura pas de transformation du monde sans un effort de changement personnel. Telle est lapproche adoptée récemment par Benoît XVI: «La paix est une valeur dans laquelle confluent de nombreux éléments. Pour la construire, les voies d'ordre culturel, politique et économique sont certainement importantes. Toutefois, en premier lieu, la paix doit être édifiée dans les coeurs. C'est là, en effet, que se développent les sentiments qui peuvent l'alimenter ou, au contraire, la menacer, l'affaiblir, l'étouffer»[31]. Le temps du pèlerinage et le séjour au sanctuaire, par latmosphère de respect quils permettent, par la civilité qui y règne, sont des occasions favorables pour retrouver de la sérénité, pour dépasser lagressivité, la jalousie, lenvie, toutes ces passions qui peuvent attiser une rivalité sans compassion. Il existe un autre type de paix avec soi-même, celle qui parvient à intégrer le négatif de nos existences: comme à Joseph, lhomme juste, qui voulait rejeter Marie de sa vie, lange de Dieu peut nous parler au cur lors des pèlerinages afin que nous assumions ce que nous voudrions retrancher de nos existences. Advenir à la tranquillité de lâme au point dadmettre que nous ne sommes que des hommes et des femmes, que dans nos vies lobscur voisine toujours avec la lumière. Il faut aussi savoir faire avec cet obscur. Dans notre tradition, François dAssise représente encore aujourdhui une voix précieuse pour cela. 3.2 - La paix les uns avec les autres Quand on est en paix avec soi-même, que lon est capable de dominer ses instincts de domination et daccueillir ses limites, on est disposé à mieux vivre avec les autres. Pèlerinages et sanctuaires offrent, nous lavons vu, un cadre favorable à une véritable fraternité entre individus, peuples, classes sociales, niveaux culturels, entre gens de santé différente. Ces espaces de reconnaissance mutuelle opèrent des alternatives concrètes aux expériences sociales où règne souvent trop de mépris vis-à-vis notamment de ceux qui ne sont pas performants. Ces alternatives vérifient que le Royaume de Dieu sapproche quand lhumanité rassemble ses diversités dans la paix et que chacun sait quil compte pour les autres et quil peut compter sur eux. Il vaut la peine de relire ce que déclarait Jean-Paul II en 1980: «Parce que le site du pèlerinage est un lieu de rassemblement de personnes venues de tous les horizons et de tous les chemins de la vie parfaitement étrangères les uns aux autres et même de gens qui ne se rencontrent jamais chez eux, ce peut être une occasion bénie de prendre conscience des autres personnes et de leur situation humaine». En écho à ce texte, la charte des pèlerinages établie en 1981 par les responsables des sanctuaires catholiques reconnaît que lun des sens des pèlerinages est la vie fraternelle. Le propre de cette vie fraternelle nest pas de constituer un cercle fermé, mais douvrir chaque singularité à luniversel humain et réciproquement. La paix passe ainsi, ne serait-ce que provisoirement, du promis au permis, de lutopie à la réalité. Le sanctuaire est comme une lucarne despérance dans un monde où les antagonismes demeurent très dangereux. 3.3 - La paix grâce à Dieu Pèlerinages et sanctuaires ne permettent un entretien pacifique que parce quils orientent nos volontés et nos âmes vers une Hauteur. Espaces-temps où la Seigneurie de Dieu se fait tangible, y compris souvent par des intercesseurs, ils laissent place à ce Tiers, à une transcendance qui peut nous réunir dans nos diversités. Peut-être est-ce une illusion que dimaginer que la paix ne résulterait que des ajustements volontaires de nos intérêts du moment. Le point est souligné par Benoît XVI lorsquil rappelle la rencontre interreligieuse dAssise: «Le cur de l'homme est le lieu des interventions de Dieu. C'est pourquoi, à côté de la dimension "horizontale" des relations avec les autres hommes, la dimension "verticale" de la relation de chacun avec Dieu ( ) se révèle d'une importance fondamentale. C'est précisément cela que le Pape Jean-Paul II, à travers l'initiative de 1986, entendit rappeler au monde avec force. Il demanda une prière authentique, qui touchât l'existence tout entière. Il voulut pour cela qu'elle soit ( ) exprimée dans le pèlerinage, symbole du chemin vers la rencontre avec Dieu»[32]. Dès lors le dialogue avec Dieu peut apparaître comme une médiation «verticale» pour de meilleures relations «horizontales: «la prière ne divise pas, mais unit, et constitue un élément déterminant pour une pédagogie efficace de la paix, centrée sur l'amitié, sur l'accueil réciproque, sur le dialogue entre des hommes de cultures et de religions différentes». Et le pape appelle de ses vux une pédagogie de la paix à usage des jeunes qui «dans les régions du monde frappées par des conflits, sont éduqués à des sentiments de haine et de vengeance, dans des contextes idéologiques dans lesquels se cultivent les semences de vieilles rancoeurs et où l'on prépare les esprits à de futures violences»[33]. On sait lactualité et lurgence de faire de nos religions des chemins au service de la paix et de la rencontre des peuples. La diabolisation du nom de Dieu, son instrumentalisation à des fins de domination de certains groupes humains sur dautres, demeure un danger et une tentation de toujours qui ne mène quà une double humiliation, celle de Dieu et celle des hommes. En tenant avec détermination qu«une guerre au nom de Dieu nest jamais acceptable»[34], nous nous méfierons des sanctuaires qui attisent la violence identitaire. Le murmure pacifiant des pèlerins en prière dessine lespace du sanctuaire comme un lieu où chacun trouve calme et repos. Conclusion Bien dautres états de paix pourraient encore être évoqués, par exemple la paix avec le passé et lavenir. Car prendre la route du pèlerinage, cest trouver place dans la continuité des générations pèlerines, cest entendre lespérance de paix des hommes et des femmes du passé au point de regarder le futur du côté de la promesse et non avec angoisse et anxiété. Pèlerinage et sanctuaire soudent une communauté qui nest pas seulement celle des autochtones ni celle des vivants, mais celle des fidèles daujourdhui qui communient avec ceux qui sont venus de loin dans le temps et avec ceux qui ne sont pas encore nés. Un sanctuaire est un lieu de fidélité entre générations, entre morts et vivants. Mais on ne peut pas vivre quau sanctuaire. Le sanctuaire ultime espéré cest lhumanité en paix vivant dans lharmonie sous le même soleil. Les pèlerins réintègrent la société en tant quhumains renouvelés. Sils reviennent pacifiés, nest-ce pas pour consacrer une partie de leurs forces à organiser la paix dans leur entourage? Il y a de quoi faire: paix dans les familles, paix avec la Terre, paix sociale, paix entre religions, paix entre ethnies, entre Nations, paix en chaque pays. Mes amis, de tout mon cur, je vous souhaite de vivre dans et pour la paix le plus longtemps possible, car cest lun des plus beaux cadeaux que nous puissions connaître. [1] - Gn 1, 29-30 [2] - Os 2, 20 [3] - Zac 9, 9-10 [4] - Gn 1,27. [5] - Gn 10, 5 ; 10,31-32. [6] - Ps 122-134. [7] - Ps 133,1. [8] - Is 56,7. [9] - Is 2, 4 ; Mi 4,3. [10] - Mi 4, 4. [11] - Ps 120,6-7. [12] - Ps 122,6-8, Ps 125, 1,5, Ps 128,6. [13] - Ps 121,2, Ps 124,8, Ps 134,3. [14] - Jn 14,27. [15] - M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 162. [16] - Lc 23, 812. [17] - De praemis et poenis, 17, 19; De specialibus legibus, I, 68-69. [18] - M. Meslin, Lexpérience humaine du divin, Paris, Cerf (Cogitatio Fidei), 1988, p. 185. [19] - A. Dupront, Du sacré Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987. [20] - Pour V. Turner, la notion de communitas désigne une socialité homogène et anonyme, où tous sont égaux, et qui nest donc pas segmentée en statuts et rôles comme la société plus globale. [21] - M. Meslin, o.c. , p. 188. [22] - Dictionnaire de Furetière, 1690. [23] - Jean Baptiste de la Salle, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétiennes, 1695. [24] - Confessions, Livre 13, c. XXXV, 50. [25] - C. Péguy, Prière de Résidence. [26] - Cité par V. Turner, The Center out there, Pilgrims Goal, History of Religions, 12, 3, 1973. [27] - A. Dupront, Du Sacré, o.c., p. 389. [28] - Cest lexpérience faite à Tours, à la fin de lAntiquité, autour du tombeau de saint Martin: «au pied du tombeau de saint Martin se pressent des individus de tout sexe et tout âge, des représentants de toutes les ethnies qui peuplent lOccident et de tous les milieux de la société. ( ) Au long de ces itinéraires se mêlent ( ) des Romains, Gaulois, mais aussi Italiens, Ibères ou Bretons, et des barbares récemment installés dans les anciennes provinces occidentales de lEmpire: Francs, Burgondes, Taifales Un même élan de dévotion réunit donc à Tours les représentants de deux mondes longtemps opposés et entre lesquels commence à se réaliser une fusion». C. et L. Pietri, Le pèlerinage en Occident à la fin de lAntiquité, in J. Chelini et H. Branthomme, Les chemins de Dieu, Paris, Hachette (Pluriel), p. 106. [29] - H. Gilles, Lex peregrinorum, Cahiers de Farjeaux, n° 15, Toulouse, Privat, 1980, p. 161 185. [30] - Ibidem, p. 178. [31] - Benoît XVI, Lettre à Mgr D. Sorrentino, à loccasion du XX anniversaire de la rencontre dAssise. [32] - Benoît XVI, Lettre à Mgr D. Sorrentino, o. c. [33] - Ibidem. [34] - Benoît XVI, Message pour la journée mondiale de la paix, 2007.
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