INTERVIEW DU PAPE JEAN-PAUL II
À «L'OSSERVATORE ROMANO» ET «RADIO VATICAN»
À PROPOS DU VOYAGE APOSTOLIQUE EN FRANCE
ET DU PROCHAIN VOYAGE AU BRÉSIL
Jeudi 12 juin 1980
— Sainteté, à la veille du voyage en France, on en parlait comme d’un voyage difficile. Maintenant que ce voyage est terminé, pensez-vous que ces difficultés doivent être considérées comme étant dépassées ou qu’en réalité elles n’ont jamais été vraiment importantes ?
— Je pense que chaque voyage pastoral a son poids qui lui est propre, un poids objectif. Le voyage en France avait aussi son poids objectif qui a eu une vérification dans la réalité du voyage lui-même, correspondant au poids objectif de l’Église en France, de la France comme nation, comme pays, comme tradition, comme culture, comme influence spéciale dans la vie de l’Église. Considéré dans son ensemble, c’était un voyage important, un voyage clé si l’on peut dire. Les opinions subjectives exprimées avant le voyage et les réactions subjectives enregistrées après le voyage ne sont qu’un aspect secondaire. L’aspect principal qui s’est vérifié dans la réalité de manière ponctuelle, c’est le poids objectif de ce voyage ou, plutôt, de ce pèlerinage que, grâce à la Providence, j’ai pu effectuer dans les derniers jours de mai et aux premiers jours de juin.
— Dans chaque pèlerinage apostolique, il y a d’habitude une rencontre avec les jeunes. Quelle a été selon vous la caractéristique spécifique de la rencontre avec les jeunes de France au Parc des Princes ?
— Je dirais que la caractéristique spécifique a été la surprise. La rencontre a été surprenante, non seulement par la manière dont elle s’est déroulée, mais aussi pour tout ce qui l’a précédée. Les organisateurs avaient réservé pour cette rencontre un stade relativement grand, le Parc des Princes, où les places se sont révélées ensuite insuffisantes pour accueillir la grande multitude des jeunes. Je ne sais pas combien sont demeurés à l’extérieur, participant seulement indirectement à la rencontre ; je sais que la majorité est demeurée à l’extérieur pendant qu’une minorité seulement a trouvé place sur les gradins. C’est un signe : au moins un signe de l’intérêt de la jeunesse française — de la jeunesse universitaire et également, je pense, de la jeunesse des grandes écoles, de la jeunesse ouvrière et de celle du monde du travail — pour les problèmes de l’Église, de la religion. La rencontre a été bien préparée, aussi bien par les jeunes que par les organisateurs eux-mêmes. Avec les jeunes, il faut deux méthodes d’approche : il faut leur parler de manière claire et il faut toujours être prêt à un dialogue. C’est cette approche qui a prévalu dans la rencontre avec la jeunesse française au Parc des Princes : nous sommes restés sur le plan du dialogue. Les jeunes ont été très aimables en m’envoyant à l’avance une liste des questions auxquelles ils demandaient une réponse. Il a été plus facile pour moi de leur donner des réponses plus réfléchies, plus précises, plus brèves. Le même phénomène s’est par ailleurs vérifié dans d’autres voyages. En Pologne, par exemple, à Cracovie, j’avais préparé un discours qui n’a pas été prononcé durant la rencontre avec les jeunes. À la place s’est déroulé un dialogue, un dialogue comme on en fait avec les jeunes, un dialogue pittoresque fait non seulement de paroles, mais de chants, de sentiments d’enthousiasme, car c’est la manière des jeunes de s’exprimer. Je crois que les jeunes sont partout les mêmes, qu’ils sont assez semblables. Je me souviens des rencontres au Mexique. C’était toujours une surprise. Je pense que nous pouvons être contents de ces rencontres, de cette rencontre en France. Personnellement, je suis très content et je pense que les jeunes ont été également contents. Ils avaient envoyé tellement de lettres avant la rencontre et ils m’en ont laissé tellement pour que je les porte aux jeunes du Brésil. Je leur ai dit en plaisantant : « Alors, pour vous, le Pape est un facteur. » Avec les jeunes, il faut plaisanter. Mais il faut aussi être très sérieux et très exigeant. Eux-mêmes veulent que l’on soit exigeant avec eux. En étant sérieux et en étant exigeant, en donnant des réponses fondamentales, on doit aussi savoir jouir, se réjouir avec eux de leur jeunesse, de la grande promesse qu’ils représentent par le simple fait qu’ils sont jeunes.
— Avez-vous retiré de la rencontre de Saint-Denis l’impression que vos paroles sur l’injustice et les racines de l’opposition de l’homme contre l’homme sont tombées sur un terrain où elles puissent germer ?
— J’ai pensé que c’était le terrain le plus adapté pour dire ce que j’ai dit. Et il faudrait en dire encore beaucoup plus. Sur la base de mon expérience personnelle (pendant au moins quatre ans j’ai été ouvrier), j’ai une grande confiance dans l’honnêteté et dans le sens des principes et des valeurs morales et éthiques que possède le monde du travail. Il s’agit de cette confiance qui est due à chaque homme, dans chaque milieu de travail. Le travail est certainement un fardeau dans notre condition humaine. Mais le travail est aussi un facteur qui ennoblit notre condition humaine. Le fait que le fruit du travail permette de vivre et de faire vivre sa famille démontre que le travail touche au véritable amour humain, à ce que l’homme aime, à ce pour quoi il vit, à ce qui donne un sens positif, fondamental, à sa vie personnelle et communautaire. C’est sur cette ligne que j’ai engagé mon discours de Saint-Denis, et je pense que ceux qui étaient là l’ont bien compris. Partant de cette idée, j’ai abordé les problèmes fondamentaux de la vie quotidienne, comme le travail et la famille, mais aussi les problèmes internationaux, qui ont aujourd’hui une portée planétaire, comme la paix et la guerre, la menace de l’autodestruction, les droits de l’homme violés en diverses régions et de diverses façons, comme je l’ai dit depuis les tribunes de l’ONU et de l’UNESCO. Du point de vue éthique et chrétien, en fait, c’est un problème de très grande importance de bien distinguer entre tout ce qui constitue une noble lutte pour la justice sous toutes ses formes, spécialement pour la justice sociale, et ce qui peut constituer une déviation, une dégradation de cette lutte en toute forme de haine, de guerre, de destruction des uns par les autres. Tout cela doit être exclu à tous les niveaux, depuis les plus immédiats jusqu’au plan national, international et même planétaire. Certainement, l’initiative des évêques français, et en particulier de l’archevêque de Paris et de l’évêque de Saint-Denis m’offrant la possibilité d’une rencontre pastorale avec le monde ouvrier, s’est révélée pour moi très précieuse. Je suis personnellement très reconnaissant aux promoteurs de cette rencontre.
— Quel est le don spécifique que l’Église universelle attend de l’Église qui est en France ? Et quel est, parallèlement, le don spécifique que la France, la culture française, l’âme de la France peuvent donner aujourd’hui au reste du monde ?
— La double demande est juste, mais une demande à sens unique serait aussi justifiée, car vraiment l’Église universelle, l’Église catholique, le christianisme ont beaucoup reçu de l’Église de France, du peuple français. Le titre de « fille aînée » donné à l’Église de France ne manque pas d’une justification profonde. C’est un titre que j’ai répété plusieurs fois pendant ma visite, avec une grande satisfaction et conviction personnelle. Si nous considérons la participation des Français, de l’Église française, à l’œuvre de sanctification de l’Église universelle, nous voyons que cette terre a donné vraiment, à diverses époques, un grand nombre de saints. Il ne faut pas oublier, ensuite, l’engagement missionnaire. Le président de la République française lui-même a dit, dans le discours qu’il m’a adressé à l’arrivée à Paris, qu’aujourd’hui encore, dans le monde, une religieuse sur dix est française. Certainement, il y a eu dans le passé, de la part de la France, une grande participation à l’engagement des vocations, à l’engagement missionnaire. Aujourd’hui, l’Église en France traverse visiblement une crise des vocations. Mais, comme je l’ai dit dans le message adressé aux Français à la veille de mon pèlerinage, nous espérons qu’il s’agit d’une « crise de croissance ». Nous savons bien, enfin, quels sont les mérites de la France, des Français, de l’Église de France, que ce soit pour l’ensemble de la culture contemporaine outre celle du passé, que ce soit pour la culture catholique, chrétienne : théologie, philosophie, littérature, science, histoire… Une culture liée à tant de noms célèbres, pas seulement en France, mais aussi ailleurs. Aussi d’un point de vue plus général — Église, nation et tradition, culture et personnes — la France a donné beaucoup. Mais, certainement, elle a aussi reçu beaucoup. Il y a une certaine réciprocité, en fait, entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit. La France a donné beaucoup parce qu’elle a reçu beaucoup. D’abord, elle a reçu son identité, comme d’autres nations, comme ma nation, quoique en des circonstances historiques, ethniques, culturelles diverses. Je suis convaincu que la France a reçu son identité, aussi comme nation, du christianisme, de l’Église universelle, de l’Église du Concile. Actuellement, l’Église de France (et la France comme telle) se trouve devant le défi d’être elle-même, de continuer à être ce qu’elle a été, de surmonter les difficultés, de rester fidèle, missionnaire, créative. Ceci explique le sens profond de mon voyage en France.
— On a l’impression, en suivant votre magistère dans les divers pays du monde, qu’un fil conducteur précis règle la séquence des voyages apostoliques de Votre Sainteté. Comment se relient les grands thèmes du pèlerinage en France avec ceux que vous avez dans l’esprit pour la prochaine visite de Votre Sainteté au Brésil ?
— Il me paraît « juste et bon » de parler d’un fil conducteur, et ceci dans un sens non seulement humain, mais divin. Il existe un fil conducteur qui est dans les mains de la Providence. Je ne m’étais pas préparé pour aller en France cette année. Je me préparais à me rendre à Lourdes en 1981, considérant que c’était un lieu qui convenait parfaitement pour une rencontre avec l’Église de France. Un concours de circonstances a porté au contraire à la décision de fixer ce voyage entre l’Afrique et le Brésil, nonobstant le fait que cela pouvait sembler un engagement excessif. Beaucoup de gens disent que le Pape voyage trop et à des échéances trop rapprochées. Je pense que, humainement parlant, ils ont raison. Mais c’est la Providence qui nous guide, et parfois nous suggère de faire quelque chose « par excès ». Il est vrai que selon saint Thomas in medio stat virtus. Cependant on sentait depuis quelque temps arriver de France comme un appel, comme une invitation informelle qui, pour moi, avait une résonance surprenante. Je ne pensais pas que les Français étaient si pressés de voir ce Pape. Je ne l’aurais jamais pensé. Et au contraire ils se faisaient entendre : le Peuple de Dieu, des jeunes, diverses personnes. Certes, il y a eu aussi des circonstances formelles, non moins importantes. Je pense spécialement à cette invitation de l’UNESCO qui me permettait de reposer le problème des menaces pesant sur la paix mondiale, de renouveler l’appel aux hommes de science. Puis le cardinal Marty qui est un bon ami, m’a écrit en me disant que le temps de la visite était arrivé. En outre, il y a eu l’invitation de la Conférence épiscopale, par l’intermédiaire du cardinal Etchegaray. Le cardinal Renard est venu à Rome précisément pour demander la rencontre avec les évêques. Il s’est créé ainsi une situation dans laquelle je ne pouvais pas voir le fil conducteur guidé par la Providence. Ma présence à Paris, en France, m’a semblé justifiée aussi dans le contexte du pèlerinage africain à peine achevé et du pèlerinage brésilien en préparation. Dans certains des pays africains choisis pour le premier voyage (Zaïre, Congo, Haute-Volta, Côte-d’Ivoire), nous étions en zone francophone. On sentait partout la présence de la culture française, surtout de la langue française. Pour le Brésil aussi, il y a de bonnes raisons de faire le lien. On sait bien quelle influence la culture française a toujours exercée sur ce pays, spécialement sur la classe intellectuelle. Le Brésil est de tradition ibérique, portugaise, mais il a été et demeure très ouvert à la culture et à la pensée françaises, et aussi aux grandes traditions intellectuelles du catholicisme français. On peut donc dire que la visite en France a été aussi une préparation, une anticipation pertinente de la visite au Brésil. Je pourrais ajouter que certains des thèmes abordés pendant le pèlerinage à Paris étaient une anticipation de ceux que j’aborderai et développerai au Brésil, tout en les appliquant, évidemment à une situation différente qui est précisément celle du Brésil.
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