DISCOURS DU PAPE PAUL VI
AUX REPRÉSENTANTS DE LA SOCIÉTÉ AFRICAINE DE CULTURE
Mercredi 1 octobre 1969
Chers Messieurs,
C’est de grand cœur que Nous accueillons des représentants de la Société africaine de culture, réunis à Rome avec des responsables de périodiques européens, grâce à la collaboration des Amis italiens de présence africaine. Votre nombre est restreint, mais votre qualification est grande, de par vos fonctions et vos compétences, pour réfléchir à ce sujet capital: la crise actuelle de la civilisation.
En sollicitant cette audience, vous avez voulu marquer combien vous étiez sensibles à l’intérêt porté par l’Eglise à ce drame de notre temps. Nous vous en remercions, et Nous tenons à vous dire combien Nous faisons nôtres les préoccupations graves de tous ceux qui s’interrogent sur «l’avenir de la civilisation» (Cf. J. LECLERCQ, Nous autres civilisation, Paris, Fayard, 1963, p. 341 sq.).
«La civilisation, on l’a justement noté, n’est ni une philosophie théorique ni un pur fait sociologique, mais une métaphysique en action qui s’incarne dans des institutions toujours perfectibles. Par conséquent, on peut et on doit dire que civiliser, c’est humaniser, et que la civilisation véritable ne peut être qu’à l’image de l’homme, mais à condition de se faire une juste conception de l’homme . . . L’idée de civilisation implique une certaine conception de la finalité, ou plutôt une hiérarchie des fins, une métaphysique». (J. LACROIX, Les éléments constitutifs de la notion de civilisation, dans «Semaines Sociales de France», Versailles, 1936 pp. 116- 118). Au reste le Cardinal Pacelli ne manquait pas de le souligner dans sa lettre aux Semaines Sociales consacrées aux Conflits de Civilisations: «Lorsqu’on parle de civilisation, il faut surtout considérer que ce terme ne signifie pas seulement un ensemble de biens et d’éléments matériels et temporels, mais aussi, et très spécialement, une somme de valeurs intellectuelles, morales, juridiques, spirituelles. Il n’est pas douteux que la primauté revient à ce dernier groupe de facteurs dont le total revendique de préférence le titre plus noble de culture, qui serait comme l’âme de la civilisation. Mais, si toute civilisation relève d’une culture, c’est donc aussi que toute civilisation plonge, en dernière analyse, dans un problème d’ordre spirituel, selon la conception que les hommes se font de la vie, de leur origine, et de leur destinée» (Ibid., p. 5).
Ces fortes remarques du futur pape Pie XII sont aujourd’hui d’une brûlante actualité et c’est pourquoi Nous avons voulu les livrer à votre méditation, pour éclairer vos travaux. Vous vous proposez en effet une analyse critique de la crise actuelle, de la civilisation, de ses causes, de ses manifestations, de ses conséquences, au triple plan politique, économique et culturel, soucieux de dégager des orientations d’avenir, à partir des solutions qui se cherchent actuellement. Or, qui ne voit, par-delà la mise en question - la contestation, comme on dit volontiers aujourd’hui - des systèmes idéologiques et sociaux, c’est l’homme lui-même qui est en cause au fond de cette crise radicale et globale qui n’épargne aucun pays, fût-ce des plus développés.
Aussi permette-Nous de reprendre le grave avertissement que Nous donnions dans notre encyclique Populorum Progressio: «Si la poursuite du développement demande des techniciens de plus en plus nombreux, elle exige encore plus des sages de réflexion profonde, à la recherche d’un humanisme nouveau, qui permette à l’homme moderne de se retrouver lui-même, en assumant les valeurs supérieures d’amour, d’amitié, de prière et de contemplation» (N. 20). Et, avec le Concile, Nous ajoutions: «L’avenir du monde serait en péril, si notre époque ne savait pas se donner des sages. De nombreux pays pauvres en biens matériels, mais riches en sagesse, pourront puissamment aider les autres, sur ce point» (Ibid., n. 40, et Gaudium et spes, n. 15 § 3).
C’est dire qu’«entre les civilisations comme entre les personnes, un dialogue sincère est en effet créateur de fraternité . . . Un dialogue centré sur l’homme, et non sur les denrées ou les techniques» (Ibid., n. 73). Et, dans notre Message à tous les peuples d’Afrique, Nous soulignions l’apport irremplaçable des valeurs traditionnelles de ce grand continent: la vision spirituelle de la vie, le respect pour la dignité humaine, le sens de la famille et de la communauté (n. 8-12). Que e ne fut pas notre joie d’en être Nous-même le témoin, lors de notre récent voyage en Afrique, où Nous avons tenu à réaffirmer devant le Parlement de Kampala, qu’il appartenait aux populations africaines d’«exprimer avec leur génie propre les structures politiques, sociales, économiques et culturelles en accord avec leurs besoins et en coordination avec la société internationale et la civilisation moderne» (31 juillet 1969).
Aussi Nous réjouissons-Nous de tout cœur de ce Colloque qui vous rassemble pour de féconds échanges. Dans un monde que l’on a pu caractériser par l’hypertrophie des moyens et l’atrophie des fins, il vous appartient, par le courage de l’intelligence, l’ouverture du cœur, et la conspiration des volontés, d’œuvrer pour faire reconnaître et respecter, pour affermir et enraciner ce qui, par-delà les diverses expressions légitimes et contingentes, constitue l’essence de toute civilisation digne de ce nom: le sens de l’homme et de ses valeurs essentielles.
Permettez-Nous en terminant de livrer à votre réflexion cette judicieuse observation d’un philosophe contemporain: «Il est clair qu’une civilisation ne mérite ce nom que lorsqu’elle ordonne et hiérarchise les valeurs, c’est-à-dire lorsqu’elle soumet les valeurs basses aux valeurs hautes, et les hautes à la suprême. La machine, ce corps multiplié, doit être soumise à l’esprit, l’esprit rapporté à l’âme, l’âme ramenée à Dieu . . . L’être, quel est-il sans la raison d’être? Et que sert de vivre, si l’on ne sait pourquoi l’on vit?» (JEAN GUITTON, Crise et valeurs de la civilisation occidentale, dans «Semaines Sociales de France», Lyon, 1948, p. 58).
En souhaitant que vos travaux contribuent pour leur part à ce dialogue que Nous appelions de nos vœux dans notre première encyclique Ecclesiam Suam, et répondent en même temps à «l’attente anxieuse et impatiente des jeunes» (allocution à l’OIT, Genève, 10 juin 1969), Nous vous donnons de grand cœur, chers Messieurs, notre Bénédiction Apostolique.
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