DISCOURS DU PAPE PAUL VI
AUX ÉVÊQUES DE LA FRANCE CENTRALE ET ORIENTALE
EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»
Lundi 20 juin 1977
Chers Frères dans le Christ,
Nous remercions d’abord le Cardinal-Archevêque de Lyon d’avoir traduit les sentiments qui vous animent tous à l’égard du Successeur de Pierre, et d’avoir si bien synthétisé vos préoccupations et vos espérances de Pasteurs. Aux uns et aux autres, Nous adressons un salut particulièrement affectueux, et, à travers vos personnes Nous l’adressons à vos diocésains de Lyon, Chambéry, Saint-Jean de Maurienne et Tarentaise, Annecy, Autun, Belley, Clermont, Grenoble, Le Puy, Saint-Etienne, Valente et Viviers! Vos Rapports quinquennaux, précis et vivants, Nous ont permis de mieux mesurer les mutations considérables de votre région, mais d’évaluer également les forces apostoliques qui coopèrent activement à votre ministère de l’Evangile. Précisément, à votre retour, dites bien à vos prêtres des villes et des campagnes, aux religieux et aux religieuses qui s’adonnent à la vie active ou à la vie contemplative, aux laïcs jeunes et adultes qui font un vrai travail d’Eglise dans leurs milieux de vie, la joie, la confiance et les encouragements du Pape.
Vous avez évoqué la riche histoire chrétienne de votre région, depuis les célèbres martyrs que vous venez de fêter avec éclat. Oui, il est bon de s’appuyer aujourd’hui encore sur cette «foule immense de témoins», comme dit la préface des saints, dont la foi, la charité, le zèle apostolique ont été si inventifs, parce qu’ils étaient d’abord des fidèles. Il faut insister sur ce mot. Tout vivant, comme la science le montre de plus en plus, a dans son origine le principe de son développement, et ce dernier est d’autant plus harmonieux qu’il correspond plus fidèlement aux virtualités du germe initial. Il en est de même du chrétien: il mérite le beau nom de fidèle parce qu’il a reçu son être spirituel de l’Eglise. Elle vit certes avec son temps, mais sa tradition vivante intègre les nova et vetera dont parle l’Evangile, et elle assure notre union avec tous ceux qui furent, au cours des siècles, nos pères dans la foi. Il nous faut, non pas forcément copier les méthodes de nos devanciers, mais recueillir le secret de leur flamme. Les Evêques pensent naturellement à saint Irénée le grand défenseur de la foi, ou à saint François de Sales, modèle des Pasteurs, alliant la douceur à la fermeté. Les prêtres doivent demander au saint Curé d’Ars la joie de se consacrer d’abord au salut des âmes. Les laïcs peuvent trouver dans Marius Gonin un pionnier de l’action sociale, dans Pauline Jaricot la passion des missions.
Et l’Eglise d’aujourd’hui est capable, grâce à Dieu, de porter des fruits semblables. Vous relevez vous-mêmes un souci croissant de formation chrétienne, une soif de la prière dans de nombreux groupes, un désir d’assumer les responsabilités humaines dans un esprit de foi, une ouverture à l’Eglise universelle et aux peuples du Tiers-Monde, et vous saluez finalement, malgré les ombres, une réelle santé du Peuple de Dieu. Ces germes d’espérance sont peut-être encore discrets, en bien des régions, à côté des sujets de préoccupations que Nous avons bien notés, et même des abandons; mais ils existent: ce sont eux qu’il faut développer et renforcer.
Ce que Nous croyons deviner, chez nombre de vos prêtres et de fidèles actifs, c’est la volonté tenace de chercher et de réaliser une pastorale rénovée, réfléchie, méthodique, adaptée, audacieuse parfois, pour rejoindre vraiment les personnes et leurs milieux de vie, afin que I’Evangile y ait un réel retentissement. Par exemple, Nous savons les efforts déployées par les catéchistes bénévoles ou professionnels, par les centres de formation permanente, par les équipes liturgiques, par l’action catholique. Qui ne se réjouirait de cette vitalité!
Ce que Nous souhaitons avec vous, c’est que ces ouvriers apostoliques aient le souci de vérifier, avec leurs confrères et d’abord avec vous, la qualité évangélique et ecclésiale de leur engagement, en référence aux critères et aux normes que l’Eglise a sagement posés pour la garantir. La foi, certes, est bien personnelle, mais elle doit s’enraciner dans celle de l’Eglise-Mère. Les personnes, comme les communautés particulières, doivent donc éviter de sacraliser leurs méthodes, leurs options, leurs idéologies, en les confondant avec la foi ou avec l’Eglise. Enfin et surtout, qu’elles aient à cœur de vivre dans l’unité, non seulement avec des sentiments de bienveillance, dans des instances de collaboration, mais d’abord dans la cohérence doctrinale. Et c’est vous qui êtes le centre et le garant de cette unité, notamment des presbyterium, comme Nous-même le sommes au profit de I’Eglise universelle. C’est une lourde tâche, nous en savons le poids, mais aussi le prix. Ah! l’unité des fils de l’Eglise, n’est-ce pas le premier témoignage que nous demande le Seigneur?
Pour ce qui est du rapprochement œcuménique, les initiatives n’ont pas manqué dans vos différents diocèses, et cela aussi est méritoire et prometteur. La figure du Père Couturier en demeure le symbole. Et plusieurs centres œcuméniques sont actuellement très actifs chez vous. Il s’agit bien sûr de rapprocher les cœurs marqués par les divisions, de les unir dans la prière au même Seigneur, dans la méditation du même Evangile. Mais la prétention d’avoir résolu le drame de la division, serait fallacieuse, et l’Eucharistie partagée un abus, si l’on faisait fi de la recherche de la vérité et de l’adhésion à la même foi. C’est sur ce chemin qu’il faut progresser, avec résolution et en coordination avec notre Secrétariat pour l’Unité des chrétiens, dans «l’espérance qui ne déçoit pas».
Ce qui doit aujourd’hui nous préoccuper au premier chef, c’est la fidélité à la foi. Et en cela, 1’Evêque saint Irénée de Lyon demeure pour nous tous un modèle. D’une part, il a eu le souci d’instruire sans cesse le peuple chrétien avec précision, comme doit le faire aujourd’hui le ministère primordial de la catéchèse. Il lui fallait aussi défendre la foi, contre de multiples hérésies naissantes, contre les «gnoses» qui auraient pu, tout en gardant les paroles évangéliques, les vider de leur substance, en fonction des idéologies ambiantes, avides de rationaliser le mystère. C’est le sens, vous le savez, de son œuvre magistrale «Adversus haereses». Pour mener à bien ce travail Irénée s’est appuyé sur le témoignage commun des Eglises, sur la Tradition de Rome et de l’Orient, dont il était le témoin privilégié, sur la continuité apostolique. Grâce à son courage, à sa lucidité, la fidélité à la foi a été maintenue, elle a progressé. Voilà ce qu’il nous faut réaliser aujourd’hui, devant la menace de «gnoses» qui pourraient dissoudre la foi, ou devant une fausse conception du pluralisme en matière de foi. C’est l’œuvre des Evêques unis au Successeur de Pierre, c’est l’œuvre aussi des théologiens.
Précisément vous vous posez la question de savoir comment établir une harmonie entre le Magistère et la fonction théologique. Ce problème capital est celui de toute 1’Eglise et la Commission théologique internationale l’a naguère étudié; il vous apparaît peut-être d’autant plus crucial que votre région comporte, grâce à Dieu, plusieurs centres théologiques qui se livrent à la recherche, donnent un enseignement de niveau universitaire, offrent de nombreuses sessions aux prêtres, religieux, laïcs, avec un large rayonnement.
Il y a là une richesse pour l’Eglise. La tâche des Docteurs est toujours complémentaire de celle des Pasteurs. A ceux-ci, qui ont reçu la plénitude du sacerdoce et la juridiction, il incombe d’assurer avec autorité l’authenticité chrétienne et l’unité en matière de foi et de morale. Mais l’Eglise a également besoin de ses théologiens, et particulièrement dans une époque de profonde mutation comme la nôtre. Face au développement des sciences, de l’histoire, de la philosophie, il leur revient de répondre aux questions actuelles à la lumière de la Révélation. Attentifs à la vie des fidèles, ils peuvent contribuer à faire le tri entre l’humain qui peut être assumé par l’Eglise et ce qui lui est irréductible. Ils peuvent beaucoup aider les Evêques dans leur mission d’annoncer la foi, offrant aux esprits souvent en désarroi le stimulant et le réconfort d’un enseignement qu’ils puissent entendre, et une synthèse qui leur fait mieux comprendre le dynamisme de la Révélation et l’articulation de la doctrine. Avec vous, Nous rendons hommage au courage, à la lucidité et au zèle apostolique de nombre de théologiens, à l’amour de leurs frères croyants et « mal croyants » auxquels ils veulent ouvrir plus largement le chemin de Jésus-Christ.
Encore faut-il que, conscients de leurs responsabilités, les théologiens le soient aussi de la nature du service auquel ils sont appelés. La théologie mérite le nom de science au titre de la nature et de la rigueur de ses méthodes et de la qualité de ses instruments de travail sans cesse tenus à jour. Mais elle se distingue de toute autre science, en ce qu’elle reçoit son objet de la Foi et que ses démarches épousent le rythme de la vie de l’Eglise, objet de la vigilance de ceux qui en sont les Pasteurs. Il appartient donc aux théologiens d’approfondir et d’illustrer le Donné de la Foi et l’interprétation qu’en dégage, en dogme comme en morale, le Magistère. C’est l’observance de ces normes qui confère aux théologiens le droit d’être écoutés et leur vaut le beau nom de «Maître en la discipline de Dieu», «professor sacri numinis» (antienne de la fête de saint Thomas d’Aquin, dans l’ancien bréviaire dominicain). Leur travail comporte comme exigences propres que la démarche rationnelle s’inscrive dans une soumission à la vérité de la foi, dans un climat de prière et un grand amour de l’Eglise.
Il ne faut pas oublier non plus que c’est l’ensemble des actes du Magistère qui sont normatifs de la doctrine: si leur enseignement peut être complété ou présenté avec des accents nouveaux, il ne saurait être négligé, encore moins contredit. Il serait gravement dommageable que, dans la recherche, dans l’enseignement ou dans les publications, on omette de se référer à ces documents de la Tradition, dans lesquels a été proposée la foi commune du Peuple de Dieu, ou que l’on ignore tout le développement dogmatique qui a explicité la Révélation à travers toute une histoire guidée par l’Esprit Saint, pour ne retenir que certaines phases, principalement celle des origines. Si l’on compare ce développement à un grande arbre, on peut certes l’élaguer, mais sans le réduire continuellement au tronc ou aux racines.
Le Concile Vatican II, pour sa part, a procédé à un «aggiornamento» lumineux de l’enseignement traditionnel. Réunis en Concile dans la communion avec le Pape, les Pères, après avoir largement bénéficié de l’aide des experts théologiens, avaient eux-mêmes grâce d’état pour se prononcer au niveau où ils l’ont fait et pour exprimer, dans des termes renouvelés, le Message chrétien à l’adresse des hommes de ce temps. C’est gravement méconnaître le sens de l’événement conciliaire que de s’en autoriser pour instaurer une soi-disant méthode théologique qui permettrait, au nom de la créativité et de la liberté de recherche, d’interpréter au gré de chacun le texte scripturaire, le contenu de la Tradition, et de s’ériger en juge de l’enseignement et des directives de l’Autorité Suprême de l’Eglise. Sans aucun doute, doit-on appliquer aux documents conciliaires et à l’ensemble des énoncés du Magistère, les notes élaborées par le traité des lieux théologiques. Mais si de telles règles définissent le degré d’assentiment dû à chaque assertion, il n’en est aucune qui dispense de la docilité qui convient, et moins encore qui ouvre la porte à une critique sans retenue. Le respect du Magistère est un élément constitutif de la méthode théologique. Et également le respect du Peuple de Dieu: celui-ci a droit à ne pas être troublé inconsidérément par des hypothèses ou des prises de position aventureuses, qu’il n’a pas la compétence de juger ou qui risquent d’être simplifiées ou manipulées par les mouvements d’opinion. Le théologien est un homme libre et responsable mais de la liberté du chrétien, celle qui s’exerce dans une ouverture aux lumières qu’assure la Foi et que garantit la fidélité à l’Eglise.
C’est dans cet esprit que Nous vous encourageons à maintenir ou à rétablir des rapports confiants et convergents entre Magistère et théologiens. Ils sont délicats, certes, car la tâche des uns et des autres est difficile. Mais si des tensions existent, elles doivent se situer à l’intérieur de cette conscience ecclésiale commune qui permet à chacun de tenir sa juste place. L’«imprimatur», par exemple, demeure un signe de ce sens ecclésial: pourquoi des théologiens seraient-ils si réticents à le demander, à leur Evêque ou à leur Supérieur religieux, pour leurs publications des sciences religieuses, lorsque cet «imprimatur» est prescrit ou recommandé? D’ailleurs, même l’exercice spéculatif de la théologie ne peut ignorer les finalités pastorales et missionnaires. Tous, Pasteurs et Docteurs, ont le devoir de manifester la certitude de la foi et de faire vivre les hommes de la vérité du Christ. Il y a diversité de ministères, mais c’est le même Esprit qui doit inspirer les uns et les autres. Nous souhaitons, entre les théologiens et vous-mêmes, entre les théologiens et le Saint-Siège, cette collaboration confiante et fructueuse dont l’Eglise a tant besoin.
De tout cœur, Nous vous bénissons, vous et tous ceux qui coopèrent avec vous pour l’annonce de l’Evangile.
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