LETTRE DE SA SAINTETÉ PIE PP. XII
À CHARLES FLORY, POUR LA
XXXIXe SEMAINE SOCIALE DE FRANCE
Dans la tradition des grands thèmes économiques et sociaux de vos assises annuelles, la 39' Semaine Sociale, qui se tiendra prochainement à Dijon, se propose d'aborder l'un des problèmes qui conditionnent sans nul doute aujourd'hui la paix sociale et internationale. « Richesse et misère »: ce contraste, intolérable à la conscience chrétienne, vous a heurté au spectacle du monde contemporain, et vous y chercherez remède dans l'accroissement et la meilleure répartition du revenu national.
La question n'est pas nouvelle. Déjà Notre Prédécesseur immédiat, reprenant l'enseignement de Léon XIII, écrivait en 1931: « Il importe d'attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux normes du bien commun ou de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d'indigents atteste de nos jours, aux yeux de l'homme de cœur, les graves dérèglements » (Encyclique Quadragesimo Anno, A. A. S. XXIII 1931, p. 197). Et Pie XI d'inviter les responsables à « tout mettre en œuvre » afin que les richesses créées en si grande abondance à notre époque d'industrialisme soient plus équitablement réparties. On est certes heureux de reconnaître que, depuis quelques décades, grâce à des efforts persévérants et aux progrès de la législation sociale, la différence des conditions s'est assez généralement réduite et parfois dans des proportions notables. Mais cependant ce problème a pris, à la suite de la guerre, une acuité nouvelle: il se pose désormais à l'échelle mondiale, où les oppositions sont encore saisissantes, et il s'aggrave des désirs nouveaux qu'éveille au cœur des masses un sens plus vif des inégalités de condition entre les peuples, entre les classes, jusqu'entre les membres d'une même classe. Aussi bien, Nous-même avons en plusieurs circonstances récentes (cfr. Discours du 2 Novembre 1950 et du 8 Mars 1952), déploré l'accroissement intolérable des dépenses de luxe, des dépenses superflues et déraisonnables, qui contrastent durement avec la misère d'un grand nombre, soit dans les rangs du prolétariat des villes et des campagnes, soit parmi la foule des petites gens qu'on qualifie d'économiquement faibles. « Ce à quoi vous pouvez et devez tendre », aujourd'hui comme hier, « c'est à une plus juste distribution de la richesse. Elle est et reste un point du programme de la doctrine sociale catholique » (Discours du 7 Septembre 1947 aux hommes de l'Action Catholique italienne).
On ne saurait donc qu'encourager la Semaine Sociale de Dijon à se pencher avec réalisme sur un si grave problème et en étudier, sur les plans économique et social, national et international, les solutions possibles et prudentes à la lumière de la doctrine de l'Eglise. Elle le fera, dans cette ville universitaire d'antique renom, grâce au concours de maîtres expérimentés, et elle ne manquera pas de trouver auprès du pasteur du diocèse qui l'accueille un conseil averti.
En abordant ce thème de la richesse et de la misère, pourrait-on d'ailleurs ne pas avoir présentes à l'esprit les imprescriptibles leçons de l'Ecriture à l'égard de ceux qui possèdent ici-bas des ressources et sont si facilement tentés de s'y complaire et d'en abuser? Tout l'évangile invite au détachement comme condition de salut, et le disciple de Jésus y apprend à considérer les biens de ce monde comme orientés à la vie de l'esprit et à une perfection plus haute; il n'est pas de pire misère pour l'homme que de mettre ses espoirs dans la possession de ces trésors périssables: « Qu'il est difficile à ceux qui ont des richesses de pénétrer dans le Royaume de Dieu!... Heureux, vous qui êtes pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ... mais malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation! » (Luc., 18, 24 et 6, 20 et 24). Que dire alors des riches oppresseurs contre lesquels St. Jacques fulmine ses solennelles imprécations: « Voici que crie contre vous le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, et les cris de ces moissonneurs sont parvenus aux oreilles du Seigneur des Armées » (lac. 5, 4).
Un tel enseignement évangélique élève singulièrement le débat. Quel que soit l'objet propre de sa réflexion, le penseur catholique est établi dans une souveraine liberté spirituelle par rapport aux prestiges de la richesse, tant celle qu'on détient que. celle qu'on envie. Il professe l'estime de la pauvreté chrétienne, le respect et le service du pauvre qu'honore Jésus-Christ; il se défend des séductions d'un égalitarisme irréel, mais se garde, sur le conseil de St. Jacques, de jamais faire acception des personnes du fait de leur condition de fortune (cfr. Iac. 2, 1); il n'oublie pas non plus que, dans la vision chrétienne d'une société où la richesse serait mieux distribuée, il y aura toujours place pour le renoncement et la souffrance, héritage inévitable mais fécond ici-bas, qu'en vain une conception matérialiste de la vie ou l'illusion d'une justice parfaite durant ce pèlerinage terrestre voudraient rayer des perspectives humaines. Enfin, face à la multitude des indigents dont la détresse crie vers le ciel, l'appel pressant de St. Jean lui trace son devoir: « Si quelqu'un possède les biens de ce monde et que, voyant son frère dans le besoin, il lui ferme ses entrailles, comment l'amour de Dieu demeurerait-il en lui?... N'aimons pas en paroles et de langue, mais en actes et en vérité » (1 Ioan., 3, 17-18). Comment donc, dans le monde contemporain, inscrire cette charité effective et efficace dans l'ordre économique et sociale, comment l'inscrire d'abord en termes de justice, car, pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice à instaurer et ne pas se contenter de pallier les désordres et les insuffisances d'une injuste condition?
La fin de l'organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l'industrie, ainsi qu'une organisation sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Et, précise l'Encyclique Quadragesimo Anno, « ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d'une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d'aisance, qui, pourvu qu'on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire grandement l'exercice » (A. A. S. XXII, 1931, p. 202). Or, s'il est vrai que, pour satisfaire à cette obligation, le moyen le plus sûr et le plus naturel est d'accroître les biens disponibles par un sain développement de la production, encore faut-il, dans la poursuite de cet effort, garder le souci de répartir justement les fruits du labeur de tous. « Si une telle juste distribution des biens n'était pas réalisée ou n'était qu'imparfaitement assurée, le vrai but de l'économie nationale ne serait pas atteint; étant donné que, quelle que fût l'opulente abondance des biens disponibles, le peuple, n'étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre » (Radiomessagge du 1er Juin 1941).
Cette distribution de base se réalise originairement et normalement en vertu du dynamisme continuel du processus économique social que Nous venons d'évoquer; et c'est, pour un grand nombre d'hommes, l'origine du salaire comme rétribution de leur travail. Mais il ne faut pas perdre de vue que, sous l'angle de l'économie nationale, ce salaire correspond au revenu du travailleur. Chefs d'entreprise et ouvriers sont ici coopérateurs dans une œuvre commune, appelés à vivre ensemble du bénéfice net et global de l'économie, et, sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres. « Toucher son revenu, disions-Nous, est un apanage de la dignité personnelle de quiconque, sous une forme ou sous une autre, ... prête son concours productif au rendement de l'économie nationale » (Allocution du 7 Mai 1949 aux membres de l'UNIAPAC).
Mais dès lors que tous « mangent à la même table », pour ainsi dire, il apparaît équitable, tout en respectant la diversité des fonctions et des responsabilités, que les parts de chacun soient conformes à leur commune dignité d'homme, qu'elles permettent en particulier à un plus grand nombre d'accéder à l'indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer avec leurs familles aux biens de l'esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. En outre, si patrons et ouvriers ont un intérêt commun à la saine prospérité de l'économie nationale, pourquoi ne serait-il pas légitime d'attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de cette économie? Cette remarque que Nous faisions naguère (cfr. Allocution du 7 Mai 1949 aux membres de l'UNIAPAC) n'est-elle pas d'autant plus opportune que, dans les difficultés, les insécurités et les solidarités de l'heure présente, des décisions d'ordre économique s'imposent parfois au pays, qui engagent l'avenir de la communauté nationale et souvent même aussi l'avenir de la communauté des peuples.
Ces quelques réflexions montrent déjà la difficulté d'une saine distribution: pour répondre aux exigences de la vie sociale, elle ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugles, mais doit être envisagée au niveau de l'économie nationale, car c'est là que se prend une claire vision de la fin à poursuivre au service du bien commun temporel. Or qui considère ainsi les choses est conduit à s'interroger sur les fonctions, normales encore que restreintes, dévolues à l'Etat en ces matières.
Tout d'abord le devoir d'accroître la production et de la proportionner sagement aux besoins et à la dignité de l'homme pose au premier plan la question de l'ordonnance de l'économie sur le chapitre de la production. Or, sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s'impose plus encore dans l'enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n'est pas sans leur concours que peut se constituer une politique économique d'ensemble qui favorise l'active coopération de tous et l'accroissement de production des entreprises, source directe de revenu national. Et, si l'on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir, par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n'est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l'égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique?
Mais c'est aussi le propre de l'Etat de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. Sur ce point, l'enseignement de Nos prédécesseurs est formel: dans la protection des droits privés les gouvernants doivent se préoccuper surtout des faibles et des indigents: « La classe riche, observait Léon XIII, se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la protection publique. La masse indigente, au contraire, sans ressources pour la mettre à couvert compte surtout sur le patronage de l'Etat » (Encyclique Quadragesimo Anno, citant Rerum Novarum, A. A. S. XXXIII, 1931, p. 185). C'est ainsi que, devant l'insécurité accrue d'un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s'efforcent, depuis quelques années, de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d'une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la masse des petits salariés et des pauvres de toute catégorie une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique ou monétaire. Il convient toutefois d'en étudier avec prudence les modalités, et il ne serait pas possible de s'engager sans réserves dans une voie, où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille.
Ainsi, à égale distance des erreurs du libéralisme et de l'étatisme, l'Eglise vous invite-t-elle à poursuivre vos recherches dans la voie qu'elle a maintes fois tracée. « La grande misère de l'ordre social, disions-Nous récemment, est qu'il n'est ni profondément chrétien ni réellement humain, mais uniquement technique et économique, et qu'il ne repose nullement sur ce qui devrait être sa base et le fondement solide de son unité, c'est-à-dire le caractère commun d'hommes par la nature et de fils de Dieu par la grâce de l'adoption divine » (Discours du 31 Janvier 1952 à l'Union Chrétienne des Chefs d'entreprise d'Italie). Puissent les travaux de cette Semaine Sociale projeter une sereine lumière sur cet ensemble de problèmes, dont les répercussions sont considérables. Dieu veuille écarter des possédants les écueils spirituels de la richesse, des prolétaires les épreuves inhumaines de la misère, attirer les uns et les autres à l'esprit évangélique de pauvreté et de service, et permettre à tous d'opérer, dans des conditions mieux équilibrées de vie économique et sociale, l'œuvre, seule nécessaire, de leur salut! C'est avec ce vœu que, d'un cœur très paternel, Nous appelons sur les prochaines assises de votre Université sociale une large effusion de grâces divines et vous accordons, ainsi qu'à tous les maîtres et auditeurs de la Semaine, Notre Bénédiction Apostolique.
Du Vatican, le 7 Juillet 1952.
PIUS PP. XII
*Discours et Messages-radio de S.S. Pie XII, XIV,
Quatorzième année de Pontificat, 2 mars 1952 - 1er mars 1953, pp. 545 - 550
Typographie Polyglotte Vaticane
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