DISCOURS DU PAPE PIE XII
À UN GROUPE DE PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS CATHOLIQUES FRANÇAIS DES UNIVERSITÉS
Salle du Consistoire
Mercredi 25 avril 1946
À votre témoignage de filiale dévotion envers le Vicaire du Christ, Chef visible de son Église, répond, très chers Fils, la manifestation de Notre particulière affection paternelle, précisément en votre qualité d'élite intellectuelle de la France, de professeurs et étudiants catholiques des Universités.
Vous ne sauriez vous en étonner. Le Christ, en effet, est, et aime à s'appeler la Lumière ; le Christ est le verbe, la splendeur du Père, la Parole éternelle par laquelle ce Père divin exprime adéquatement sa perfection infinie ; Il est le Verbe incarné venu parmi nous, dans notre chair pour baigner dans sa clarté tout homme qui naît en ce monde. Il a institué son Église pour la répandre.
Or, qu'êtes-vous donc, sinon ceux qui, avides de toujours plus de lumière, la cherchent infatigablement, passionnément, à sa source divine, ceux qui, épris de son amour, ont voué leur vie à la verser, toute jaillissante du débordement de leur intelligence et de leur cœur ? Qu'êtes-vous encore sinon ceux qui, adorant la Parole éternelle, expression infiniment belle de l'infinie beauté, épient sur les lèvres et sous la plume des hommes, dans l'éloquence, la littérature la poésie, l'histoire, l'écho de cette expression ?
La lumière ! Maîtres illustres, titulaires des grandes chaires dont vous avez gravi les degrés au prix de longues et ardentes études, vous la cherchez aujourd'hui avec plus de passion encore qu'au premier jour : devant vos pas, les abîmes à sonder se creusent, toujours plus profonds ; sous vos yeux, le champ à explorer s'étend toujours plus vaste ; au-dessus de vos têtes, le ciel, d'où la lumière descend, élève toujours plus haut sa voûte. Et tandis que les médiocres se glorifient, vaniteusement satisfaits de leurs mesquines connaissances, les vrais savants éprouvent une sorte de vertige, comme une indicible angoisse, à constater, de plus en plus, la disproportion entre la lueur qu'ils possèdent et la plénitude de lumière à laquelle ils aspirent.
Mais cette angoisse est bien diverse selon les hommes, selon les âmes. Désespérant de jamais conquérir la plénitude de la vérité, les uns poursuivent leur labeur à la manière de l'avare qui accumule avec passion, sans relâche, sans goûter autre chose que l'amère conviction de ne pouvoir contenter jamais son insatiable avidité. D'autres, ne voulant connaître que la lumière planétaire des créatures sans croire au soleil qui les illumine toutes, ressemblent au papillon fourvoyé dans la salle close : il voltige éperdu et, de chaque coup d'aile, va se heurter au plafond impitoyablement infranchissable. D'autres encore se rendent, il est vrai, à l'évidence qu'il existe une lumière plus haute, source des autres, mais faute de l'adorer, et n'adorant que la pauvre science humaine qu'ils en ont, retombent de tout leur poids, aveuglés par la splendeur dont ils ont voulu, par leurs seules forces naturelles, scruter la majesté.
Pour tous ceux-là, le déclin de la vie d'ici-bas n'est qu'un dernier crépuscule, triste précurseur de la nuit fatale et sans lendemain. Tous ceux-là font leur l'accent seul diffère — la touchante lamentation, si humainement cueillie par Euripide sur les lèvres d'Iphigénie en route vers le sacrifice sans espérance : « ηδ » « Il est si doux de voir la lumière du jour» (Iphigénie à Aulis v. I2I8-I219)!
Hélas ! la nuit, déjà, pèse sur eux si lourdement qu'ils se sont mis à douter de la puissance de leur propre raison à saisir la vérité, de l'aptitude de leurs sens à connaître même la réalité matérielle du monde qu'ils traversent comme en rêve. Il a fallu que l'Église vînt, au nom même de la lumière éternelle, prendre la défense de nos lumières qui dérivent d'elle ou qui la reflètent et qu'elle a créées expressément pour nous conduire par les voies naturelles jusqu'aux confins de la révélation. Et c'est l'Église encore qui nous prend par la main pour franchir ces confins, avec les secours de la foi, en attendant de parvenir à la contemplation, sans voile et sans reflet, dans la lumière de la gloire.
Sur la route même, l'Église nous fait marcher d'un pas sûr. Entre elle et la raison, il y a un pacte de mutuelle collaboration. La raison donnée par Dieu à l'homme est capable de découvertes merveilleuses mais, dans la pénombre, elle n'avancerait qu'en tremblant. L'Église, elle, n'a pas peur de rencontrer l'abîme ; certaine que toute lumière vient de Dieu, par les sens et par la raison aussi bien que par la révélation, elle ne craint point les interférences. Voilà pourquoi, dans tout le monde civilisé elle a créé et développé ces magnifiques universités qui ont traversé les siècles et sur lesquelles s'attache toujours son regard tendrement maternel. Voilà pourquoi, encore de nos jours, elle renouvelle et entretient les académies où puissent se rencontrer et coopérer ensemble les grands esprits de toutes les nations.
Plus heureux, infiniment, que le savant sans religion qui, les veux écarquillés à scruter les phénomènes, à dénombrer les faits particuliers, s'acharne, dans son irrémédiable inquiétude, à la poursuite aveugle de leurs causes ultimes, du but de leur course dans la nuit, le savant croyant, lui, se repose dans la synthèse magnifique dont le noeud est en Dieu et peut chanter les vers immortels : « O abondante grazia, ond'io presunsi — ficcar lo viso per la luce eterna, — tanto che la veduta vi consunsi! — Nel suo profondo vidi che s'interna, — legato con amor in un volume, — ciò per l'universo si squaderna » (Dante, Parad. 33, 82-87).
Oui, c'est vraiment là ce qu'un des vôtres, grand chrétien et grand poète autant que grand géologue, appelait avec enthousiasme « la joie de connaître » (P. Termier, Disc.aux Cinq Académies de l'Institut, 25 oct. 1923).
Cette joie de connaître, chers jeunes gens qui poursuivez vos études en vue de l'avenir, elle vous est offerte à vous aussi : ne la dédaignez pas ! Ne soyez pas de ceux qui négligent de la savourer comme elle le mérite, qui la laissent passer, sans seulement y prendre garde, le long de leurs belles années qu'ils ne retrouveront plus ! Ne soyez pas de ces étudiants frivoles auxquels Nous ne voulons même pas faire allusion en vous parlant. Mais ne soyez pas non plus de ceux pour qui l'étude est à peu près uniquement la condition indispensable à la conquête du diplôme qui leur ouvrira la carrière dans laquelle ils désirent s'engager par goût ou par intérêt. Leur préoccupation trop mesquinement utilitaire leur met des œillères: ils ne voient rien hors la matière immédiate de l'examen.
Il est incontestable que l'extension, indéfiniment croissante, de la vie intellectuelle dans le multiple domaine de la spéculation, de la technique. de l'action civique, politique, morale, sociale, rend absolument nécessaire la spécialisation sous peine de disperser et de stériliser l'effort ; elle ne justifie pas pour autant l'isolement et l'exclusivisme qui rend l'esprit myope et met le cœur à l'étroit. Même dans vos spécialités respectives, vous excellerez si vous savez élargir vos horizons. Les objets particuliers des sciences, si divers à leurs bases, se joignent par les sommets dans l'unité de la vérité, de la lumière. Cherchez la vérité, cherchez la lumière, cherchez le Christ et vous verrez, dans sa clarté, se concilier tous les contrastes, s'harmoniser toutes les dissonances, se résoudre toutes les énigmes.
Si extasiante que soit la « joie de connaître », elle trouve son complément dans la joie d'enseigner. Enseigner ! fonction sublime, grâce à laquelle l'homme, dans la pauvre mesure de sa puissance créée, participe au rôle du Verbe incarné. Saint Thomas exprimait en un raccourci lumineux cette dignité de l'enseignant : « Sicut maius est illunzinare, quam lucere soluzn, ita mains est contemplaia aliis tradere, quam solum contemplari » (2ª 2ae, q. 188, o. 6, c.). Or le Maître avait dit Lui-même : « Deum nemo vidit umquarn; unigenitus Filius, qui est in sinu Patri.s, ipse enarravit» (10. 1, i8). Vos collègues dans les Universités, admirés pour l'éminence de leur savoir, vénérés pour l'éminence de leurs vertus : Ferrini, Toniolo, votre grand Ozanam, sont là pour attester la noblesse et la beauté de votre mission. « Après les consolations infinies qu'un catholique trouve au pied des autels, après les joies de la famille, je ne connais pas de bonheur plus grand, écrivait Ozanam, que de parler à des jeunes gens qui ont de l'intelligence et du cœur » (Lettre à M. Benoît, 28 février 1853 — Œuvres complètes de A. F. Ozanam, t. XI, Lettres t. II, P. 470).
Vous êtes de ces jeunes gens-là, chers étudiants, et vous donnez cette joie à vos maîtres. Elle doit être vôtre aussi ; vôtre à tous. Évidemment à vous, normaliens, qui vous préparez à assurer la relève dans les chaires de vos professeurs d'aujourd'hui et à continuer leur œuvre de lumière. À vous également, étudiants des facultés, qui vous acheminez vers les professions les plus diverses, à vous également incombe la mission de répandre autour de vous la pure lumière. Car, de même que, dans l'étude, vous visez plus haut que le diplôme, dans la profession vous voyez bien autre chose qu'un simple métier lucratif. Un métier ! et pourtant, à creuser le vrai sens du terme, trop souvent vulgairement déprécié, si l'on remonte à son origine et à son étymologie, on est amené à en admirer avec respect l'austère beauté. Un métier, ministerium, un ministère, le même mot par lequel le prêtre désigne son labeur sacré ! Le prêtre n'est pas accueilli par tous et tous ne fréquentent pas les leçons des maîtres. Mais tous, chacun selon ses besoins et au gré des circonstances, se trouvent, un jour ou l'autre, en contact intime avec vos professions. Quelle influence vous pourrez exercer sur l'esprit des individus, sur l'esprit public, si vous portez partout avec vous la lumière, dans sa clarté pure et sereine, dans sa loyale et. Impartiale vérité, dans la sobre élégance de son vêtement littéraire ! Grâce à Dieu, se sont multipliés en France et répandus en tous pays les admirables groupements professionnels catholiques : médecins et jurisconsultes, économistes et techniciens, historiens et philosophes, écrivains et artistes. Si chez tous les membres de ces méritantes associations, la valeur intellectuelle et professionnelle, l'ardeur du zèle, étaient à la hauteur de la foi et de la ferveur spirituelle, croyez-vous qu'il faudrait beaucoup de générations pour voir refleurir une société vraiment saine et chrétienne ?
Par deux fois en moins d'un demi-siècle, l'hymne orgueilleux montant à la gloire d'un progrès matériel qui devait faire régner ici-bas la félicité universelle, s'est arrêté soudain pour s'achever dans un sanglot déchirant devant une vision d'horreur ! La double expérience doit suffire. C'est l'esprit qui doit sauver le monde d'une troisième. À vous, les représentants de l'esprit, à vous de travailler, par votre enseignement, par votre profession, à rapprocher les uns des autres les hommes et les peuples dans la lumière de l'unique vérité, à rétablir la famille humaine dans la paix par le retour des frères au commun Père du ciel.
Fils très aimés, il Nous semble voir le regard du Christ vous envelopper avec ses apôtres en adressant au Père sa grande prière : « (Pater), sanctifica eos in veritate. Sermo tuus veritas est. Sicut tu me misisti in mundum . . . Non pro eis autem rogo tantum, sed et pro eis, qui credituri sunt per verbum eorum in me » (Io. 17, 17-2o). Et Nous-même, unissant Notre prière à celle du Christ que Nous représentons, Nous vous donnons, à vous tous, maîtres et disciples, à vos collègues, à vos familles, à tous ceux qui vous sont chers, du plus profond de Notre cœur paternel, Notre Bénédiction Apostolique.
* Discours et Messages-radio de Sa Sainteté Pie XII, VIII
Cinquième année de Pontificat, 2 mars 1946 - 1er mars 1947, pp. 65-69
Typographie Polyglotte Vaticane
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