DISCOURS DU PAPE PIE XII
SUR L'HÉROÏQUE FIGURE DE LA BIENHEUREUSE
MARIE-THÉRÈSE DE SOUBIRAN*
Palais Pontifical de Castel Gandolfo
Mardi 22 octobre 1946
À moins de considérer les choses uniquement sous la lumière surnaturelle de la foi, l'esprit humain demeure déconcerté per le récit de la vie mortelle de votre bienheureuse Mère, ces religieuses et pupilles de Marie-Auxiliatrice, par le contraste entre l'œuvre grandiose et lumineuse à laquelle Dieu la destinait et la série des vicissitudes à travers lesquelles II l'a conduite, par l'apparente contradiction entre les jugements qu'elle-même portait sur son étrange voie.
Toute la vision de son esprit, tout l'élan de son cœur paraissent s'exprimer dans cette exclamation du psaume qui lui est particulièrement chère : « Il m'a ouvert un chemin spacieux, parce qu'Il m'a véritablement aimée » (cf Ps. 17, 20; 30, 9). La voie de Marie-Thérèse de Soubiran, un chemin spacieux ouvert par l'amour ! Fut-il jamais sentier plus étroit, plus escarpé, plus raboteux, plus obscur ? sentier plus incohérent même, dirait la pauvre sagesse humaine ? Et il fut tel toute sa vie, depuis sa prime jeunesse jusqu'au lendemain de sa mort. Les faits vous bien connus.
Irrésistiblement attirée à la vie d'oraison intime, elle aspire au Carmel, quand elle se voit lancée dans le soin actif du salut des âmes. Elle s'y livre, dit-elle, entièrement et elle s'y dépense de toutes ses forces dans une congrégation d'Enfants de Marie. Elle a seize ans et elle y reçoit « de vives lumières sur la beauté du travail apostolique » (Collection Maîtres spirituels : M-T de Soubiran d'après ses notes intimes, t. z p. 66). Sa destinée semble donc désormais orientée vers une de ces formes de la vie mixte où, dans une fraternelle harmonie, s'unissent l'activité de Marthe et la contemplation de Marie, où l'esprit, le cœur, toute l'âme se remplissent continuellement de Dieu et de sa lumière pour la déverser incessamment sur le prochain. Il n'en est rien ; il lui faut maintenant commencer une vie nouvelle, une vie qui, bien loin de joindre l'une à l'autre, ainsi qu'elle l'avait rêvé, la splendeur des deux flammes, paraît faite à dessein pour les éteindre toutes les deux en une existence terne qui ne se consume de zèle ni dans la solitude ardente au fond du cloître, ni dans l'apostolat frémissant au milieu du monde, une vie neutre qui comporte à la fois toute la banalité du monde et tout l'isolement du cloître.
Elle obéit et déjà l'appel divin la fait monter plus haut ; il exige d'elle cette vie mixte à laquelle, par obéissance, elle venait de renoncer. Au sein même de sa congrégation mariale, elle commence à exercer, avec des compagnes choisies, l'apostolat le plus intense, cette fois dans une véritable vie religieuse ; l'œuvre de Marie Auxiliatrice se dessine nettement : elle suivra l'appel de Dieu. Au prix de quelles angoisses et de quels déchirements ! Il lui faut pour cela, elle, ardente mais timide, vaincre des obstacles terribles. L'un deux se trouve levé par Dieu même qui lui reprend un père tendrement aimé. L'autre avait été posé par celui qui devait être et qui était depuis la plus petite enfance son guide et son appui, à qui elle était attachée par tous les liens de la parenté, de la reconnaissance, à qui elle avait confié toute la conduite spirituelle de son âme ; il lui faut rompre ces liens, le cœur déchiré et l'esprit dans la nuit. Elle n'hésite pas. Est-elle libre enfin ? Il semblerait. L'œuvre de Marie Auxiliatrice est fondée, la vie religieuse y est aussi contemplative que possible, aussi apostolique que possible, la tâche qu'on y poursuit est le salut, la félicité temporelle et éternelle, la sanctification des jeunes filles les plus nécessiteuses physiquement, matériellement, spirituellement. Est-ce maintenant que la voie spacieuse va enfin s'ouvrir devant ses pas ?
C'est maintenant dans l'intime même de l'œuvre, de l'institut, de la famille religieuse douloureusement enfantée par son amour, que se lève la tempête, qui sévit l'orage : toute son action est entravée, contrariée, contredite. Elle se courbe dans l'humilité, elle se donne tous les torts. Loin de désarmer une rivalité ombrageuse et hostile, son abnégation la stimule encore. Privée de toute initiative, elle est chargée de toutes les responsabilités, accusée d'attirer sur Marie Auxiliatrice la malédiction du ciel. Dans sa détresse, toujours obéissante, elle prend conseil de ceux qui lui semblaient donnés par Dieu pour être ses guides, les directeurs de sa vie personnelle, hommes justement estimés et vénérés, en grande réputation de sagesse, de prudence, de sainteté. La Providence divine permet qu'ils soient aveuglés : ils la condamnent, il l'abandonnent. Obligée d'assister à la ruine de toute son œuvre, elle en est chassée ignominieusement, exclue de toute participation à la vie religieuse et commune, mais maintenue de force dans des liens qui entravent tous ses pas. Errante, sans feu ni lieu, réduite à passer une nuit à la belle étoile en rase campagne, elle croit du moins voir enfin luire l'espoir de réaliser le rêve de son adolescence, d'aller se réfugier dans cette vie contemplative qui n'a cessé de l'attirer : les cloîtres lui ferment leurs portes ; elle se retire à l'hôpital de Clermont : au jour le jour on l'y tolère durant sept mois, mais sans y avoir eu jamais l'assurance du lendemain. Enfin Notre-Dame de la Charité l'accueille ; c'est le port où elle terminera sa vie, où elle achèvera sa course. Elle n'y aura désormais de Marie Auxiliatrice et de ses filles que les rares nouvelles qui seront de nature à la torturer davantage ; elle mourra sans avoir revu la lumière.
Voilà ce qu'appelle « la voie spacieuse ouverte par l'amour » celle qui fut successivement Sophie de Soubiran La Louvière, Mère Marie Thérèse, Sœur Marie du Sacré Cœur.
Est-elle donc de bronze cette femme, ou bien l'exaltation mystique a-t-elle rendu son esprit aveugle et son cœur impassible au point de ne sentir pas ce qui eût accablé, abattu même tant d'autres femmes du plus mâle courage ? Et elle appelle cela « une voie spacieuse » !
Elle n'est pas insensible, tant s'en faut. Tout la blesse au cœur : contradiction, rebuts, ruine de tous ses rêves, de tout son idéal, de toute son œuvre, abandon et isolement sans un conseil ami. Plus encore elle souffre de sentir sa misère personnelle, le désarroi de sa vie intérieure. Si nous refaisions avec elle le trajet parcouru le long de la « voie spacieuse », nous entendrions à chaque pas ses gémissements ou ses sanglots. Surprenons du moins au passage quelques-uns seulement de ceux qu'elle laisse échapper et qu'elle permet à sa plume de traduire. Sous la manifestation progressive de sa vocation : « Dégoûts, appréhensions, combats contre ce que le Bon Dieu me montrait être sa volonté. Mon âme était remplie d'angoisses ; elle se débattait souvent avec violence » (t. I p. 69-70). Sous la pression d'un directeur qui est pour elle un père et plus qu'un père : « Pendant près de quatre ans, mon âme fut remplie d'obscurités, de tentations violentes contre la foi..., et cela presque sans relâche » (t. I p. 75). Sous la croix de la supériorité : « Pendant vingt ans, mon âme n'a pas trouvé son lieu de repos, toujours obligée par une force divine de rester là, toujours comme harcelée, poussée avec violence » (t. I p. 177). Sous le coup de l'expulsion cruelle qui l'arrache à Marie Auxiliatrice : « Le 9 février 1874, tout se brisait pour moi, tout semblait se briser autour de moi. La tempête me sépara violemment de tout ce qui m'était justement cher ici-bas. Abandonnée de ceux que j'aurais, de ceux en qui j'avais placé toute ma confiance, je fus rejetée sans asile, chargée de la responsabilité de tout ce qui s'effondrait ». Elle même, héroïquement, se voue au silence et laisse tout peser sur elle, « afin que pour les âmes le scandale ne fût pas plus grand » ; « Oh, dit-elle, le poids des âmes est une douleur à nulle autre pareille, et que seul peut comprendre celui qui l'a soufferte » (t. I p. 89). C'est pourtant de la même main qu'elle écrit : « Il m'a ouvert un chemin spacieux parce qu'il m'a véritablement aimée » ! (t. I p. 98, 191).
Faut-il croire alors que les consolations, les faveurs célestes vinssent, comme un baume, endormir la douleur des blessures ou bien, par leur intensité, lui faire oublier les tortures passées, la rendant elle-même, bien que par grâce surnaturelle, un peu semblable à ces natures dont les impressions, moins profondes que vives, ne laissent plus de traces dés que d'autres son venues les effacer ?
Rien de tout cela non plus. Il est vrai que, parfois, la lumière est, aux yeux de son esprit, tout éclatante. Il est vrai que, parfois, un fleuve de paix vient inonder son âme : mais ces moments sont fugitifs et n'atténuent en rien la vivacité de la peine, l'angoisse de l'agonie. Ce sont des éclairs d'un instant, des « traits de feu », dit-elle (t. I p. 178). Ils suffisent à la rendre certaine qu'elle marche dans la voie tracée par Dieu ; ils ne suffisent pas à lui donner la joie d'y marcher dans la lumière.
En vain les psychologues avec leurs subtiles analyses, s'évertueront à résoudre ce qui leur parait contradiction et incohérence : c'est plus haut qu'il faut chercher la clef du mystère ; et la voici : Marie Thérèse est dans la vérité. Or la vérité lui enseigne deux choses.
La première, qu'elle apprend par sa propre expérience, c'est le secret du détachement total qui la libère des défiances du cœur, de l'orgueil de l'esprit, qui lui montre le néant et l'instabilité des choses créés, simples jouets aux mains de leur Créateur. Quelle superbe humilité dans la conclusion qu'elle en tire : « Dieu a fait le monde et Il le bouleverse uniquement pour faire des saints, rien que pour cela. Et ne m'associerai-je pas à ce grand mouvement que Dieu donne pour mon salut à toutes choses ? » (t. II p. 186).
La seconde, elle la recueille des lèvres mêmes du divin Maître : « Si le grain de froment ne tombe dans la terre et n'y meurt, il reste seul : mais s'il meurt, il portera beaucoup de fruit » (I O. 12, 24).
Telles sont les deux grandes leçons qui ont dominé toute la vie de la bienheureuse Marie Thérèse de Soubiran. Il nous est donné aujourd'hui d'en admirer la puissante efficacité. Par tant de bouleversements, quelle merveille de sainteté Dieu a réalisée en elle ! De son abaissement, de son enfouissement dans le plus profond abîme de l'humiliation, quelle admirable moisson a germé ! Et quelle voie large et spacieuse l'amour a ouverte sous ses pas !
Vous, ses filles et héritières de son œuvre, religieuses de Marie Auxiliatrice, vivez de son esprit, livrez-vous comme elle à la conduite amoureuse de Dieu qui veut avant tout faire de vous des saintes. Et vous, chères enfants, objet de la tendre sollicitude de cet Institut, rappelez-vous de quel amour et de quelles souffrances il est le fruit. Que cette pensée vous soutienne, vous encourage, vous stimule dans vos difficultés et vos peines de toutes sortes. Livrez-vous avec confiance aux soins maternels qu'on vous prodigue ; sous leur influence pacifiante, devenez ferventes chrétiennes, tendez à devenir, par la grâce de Dieu, apôtres et saintes, à l'exemple de tant de vos sœurs dont les vertus ont tissé la délicieuse « légende dorée de Villepinte ».
Nous vous confions, chères filles d'une telle Mère, chers pèlerins de France, d'Angleterre et d'Italie, à la protection de la nouvelle Bienheureuse, sous le manteau de Marie Auxiliatrice et Nous vous donnons de grand cœur, à vous mêmes, à votre méritant Institut, à vos familles, à ceux et celles qui vous sont chers, Notre Bénédiction apostolique.
* Discours et messages-radio di S.S. Pie XII, VIII,
Huitième année de Pontificat, 2 mars 1946 - 1er mars 1947, pp. 267-271
Typographie Polyglotte Vaticane
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