POUR LA CANONISATION DE JEANNE DE LESTONNAC*
Mardi 17 mai 1949
C'est Dieu lui-même qui, après avoir sanctionné, par des miracles incontestables, le jugement des hommes sur l'héroïque sainteté de certains parmi ses innombrables élus, dispose les évènements et les cœurs en vue de leur glorification solennelle par l'autorité suprême de son représentant sur la terre.
Qui oserait scruter les mystérieux desseins de sa Providence ? définir les raisons de son choix entre tant de héros de l'Église triomphante ? les motifs pour lesquels il a déterminé le temps et les circonstances de leur apothéose ici-bas ? Il est pourtant permis et louable de constater et d'admirer humblement les aspects qui donnent à l'exemple et au patronage des nouveaux saints une opportunité tout actuelle. C'est particulièrement sur cette actualité de votre Mère que Nous voudrions vous inviter, chère filles, à fixer aujourd'hui votre attention.
Il Nous a été donné, à Notre grande consolation, de béatifier et de canoniser, au cours de ces années, plusieurs éducatrices de la jeunesse féminine. Quelques-unes sont plus récentes qu'elle, d'autres sont ses contemporaines ou lui furent antérieures, présentant avec elle certains traits communs assez caractéristiques et suscitées comme elle au temps de la prétendue réforme pour apporter à la contagion du mal et de l'erreur le contrepoids d'une éducation vraiment chrétienne et catholique. Plus d'une - et votre sainte Mère est du nombre - a voulu s'inspirer, tant pour la vie religieuse que pour la mission d'éducatrice, des principes et des règles de saint Ignace de Loyola, ayant à cœur de faire pour les jeunes filles ce qu'il avait fait pour les jeunes gens. Que pouvait bien apporter de nouveau Jeanne de Lestonnac et pourquoi, sous la conduite manifeste de la Providence, vint-elle fonder, en dépit de son horreur pour le titre de fondatrice, un Ordre de plus ?
Elle met en lumière l'importance de l'éducation intellectuelle - naturelle et surnaturelle - de la femme en vue de son rôle dans la société au cours de la vie normale comme parmi les luttes de l'Église.
Notre Sainte apparaît à l'un des moments les plus marquants, les plus dramatiques de l'histoire morale, sociale, religieuse. Son temps est un temps de déchirements profonds, de ruines et de constructions gigantesques, d'apostasies et de miraculeuses conversions, un temps de formidables hérésies et de sublime sainteté. Deux mondes s'affrontent, réalisant, comme jamais peut-être jusqu'alors, la vision prophétique qui épouvantait David : « Pourquoi les nations s'agitent-elles en tumulte et les peuples méditent-ils de vains projets ? Les rois de la terre se soulèvent et les princes tiennent conseil ensemble contre Jahveh et contre son Christ ». Rarement a retenti plus farouche le blasphème : « Dirumpamus vincula eorum et proiciamus a nobis laqueos eorum » (Ps 2, I-3). Mais rarement aussi s'est élevé avec plus de force le cri du vieux Mattathias : « Maintenant règne l'orgueil et sévit le châtiment, temps de ruine et d'ardente colère. Maintenant donc, mes fils, déployez votre zèle pour la loi et donnez vos vies pour l'alliance de vos pères » (I M 2, 49).
Dominant toutes les clameurs, toutes les hésitations du cœur et de l'esprit dans l'apparent conflit entre les devoirs sacrés, gravés par la main même de Dieu, profondément, dans la chair de l'homme, résonne, suavement impérieuse, la consigne de Jésus : « Je suis venu apporter le glaive. ... Si quelqu'un aime son père ou sa mère plus que moi, il n'est pas digne de moi » (Mt 10, 34-37). L'alternative se dresse, concrète, immédiate, sans possibilité de faux-fuyants : Pour ou contre le Christ et son Église. La lutte n'est plus seulement entre régions ou nations, entre écoles ou partis, entre familles rivales ; elle est au sein même de la famille et rend inéluctable le devoir de choisir entre Dieu et les plus profondes affections de la nature.
Jeanne a compris qu'il fallait, coûte que coûte, restaurer au foyer domestique la vie et l'union des esprits et des cœurs, mais que cette restauration n'était réalisable que dans l'unité de la foi en Dieu, de la docilité à l'Église romaine, unique et immortelle épouse du Christ, Mère des âmes. Si elle l'a compris, c'est que Dieu le lui a fait comprendre d'expérience personnelle, la préparant, dans ses mystérieux desseins, à porter remède précisément à cette misère sans pareille.
Sa mission est aujourd'hui d'une poignante actualité. Faute de la cohésion d'une solidité à toute épreuve, entre les esprits dans l'intégrité de la foi, entre les volontés et les cœurs dans l'absolue conformité de la conduite aux préceptes de la morale, la désunion règne dans la société, dans la patrie, au foyer même, dont les membres vont adhérer aux factions les plus opposées.
Le milieu familial, où naquit et grandit notre sainte, fut le théâtre d'un drame domestique des plus navrants. Sa mère, femme d'une grande valeur et d'une réelle vertu humaine, foncièrement imbue des doctrines et de l'esprit calvinistes, faisait tout ce qui était en son pouvoir pour façonner selon les mêmes idées et les mêmes principes l'intelligence et le cœur de sa petite fille. Combien profonde est l'influence d'une mère, surtout dans les premières années de formation de ses enfants ! Cette influence est bien souvent décisive, non seulement pour le temps de leur adolescence, mais pour leur vie tout entière et, pour peu que ces enfants aient acquis de charme et d'ascendant, le rayonnement s'allonge à l'infini. Elle était sœur du célèbre écrivain Michel de Montaigne. Celui-ci prit sur lui d'avertir son beau-frère du péril où sa propre sœur mettait la petite Jeanne, et il lui fit aisément entendre et accomplir son devoir de soustraire l'éducation de l'enfant à l'influence pernicieuse de la mère.
Qu'on se représente, si l'on peut, la tragique scission intime de ce foyer. On vit côte à côte sous le même toit, on mange à la même table, on se rencontre à toute heure du jour, mais une barrière sépare la famille en deux camps. Jusque là on s'aimait. Depuis, l'amour maternel s'est graduellement mué en haine, une haine que ne parvient à vaincre ni la tendresse ni le respect de la fille, ni son obéissance prévenante, tant que la religion n'est pas en jeu. Et pourtant, tout, dons de l'esprit et du cœur, vertus humaines, harmonie des caractères, tout semblait devoir faire de cette maison un séjour idéal de paix et de joie. Tout, oui, hormis une seule chose : l'unité dans la vraie foi.
Aux yeux du monde, elle ne vaut pas qu'on lui sacrifie l'union, la gaité, le plaisir, le bien-être, aucun des intérêts terrestres. Et cependant, que de fois il les sacrifie sans remords au service d'un parti politique ou social, à la tyrannie d'une passion aveugle et humiliante ! Voilà le monde, qui taxe d'étroitesse d'esprit, de rigorisme intolérant, quiconque met au-dessus de ce qui passe, l'éternel ! Comme il a toujours besoin de tels exemples de fermeté et de courage !
La blessure était douloureuse à tous ; elle avait sauvé Jeanne ! Car déjà le doute avait commencé d'effleurer son âme, de l'effleurer seulement, mais enfin, certaines complaisances, en faisant, jusque dans sa vieillesse, couler ses larmes, attiseront durant toute sa vie son zèle apostolique. Rien de plus ; Jeanne était sauvée et pouvait chanter : « Anima nostra sicut avis erepta est de laqueo venantium ; laqueus contritus est et nos liberati sumus » (Ps 123, 7). Mais devenue objet de haine pour une mère aimée, qui mourra obstinée dans son erreur, pouvait-on lui reprocher de s'écrier : « La suprême amertume est devenue mon salut ». « Ecce, in salutem mutavit mihi amaritudinem » (Is 38, 17).
Dieu pourtant avait sur elle d'autres et plus vastes desseins que celui de son salut personnel. Il voulait se servir d'elle pour le salut et la sanctification de beaucoup d'âmes. La grâce agit profondément dans son cœur, le pénétrant, avec autant de force que de suavité, tout à la fois d'une immense pitié pour cette belle société française, qui subissait l'influence de Calvin, et d'un désir intense de travailler pour son salut. Sa décision est prise : elle vouera toute sa vie, dans le cloître, à prier et souffrir pour le triomphe de l'Église contre l'hérésie.
Malgré la sincérité et la véhémence de ses désirs, la fermeté de sa résolution, elle n'est pas prête encore ; elle doit passer par la longue et dure école du monde. Son père, qui avait été, consciemment et par devoir, l'instrument de son salut, va être maintenant, bien inconsciemment, et par les obstacles mêmes qu'il y oppose, celui de sa vocation. Pour lui obéir, elle s'engage dans les liens du mariage. En apparence, c'est la faillite de ses projets, la ruine de ses saintes ambitions ; en réalité, c'en est la mystérieuse élaboration. Elle veut sauver la société de son temps, et en particulier le milieu auquel, par sa naissance, elle appartient. Il faut qu'elle le connaisse à fond, qu'elle connaisse ses misères profondes et ses belles ressources, ses périlleux déficits, ses inclinations, ses peines et ses joies, les difficultés de l'austère devoir, les sacrifices héroïques que parfois il impose.
Le stage qu'elle devait faire dans la vie du siècle, a forgé son âme, étendu et mûri son expérience. L'appel de Dieu se fait alors entendre de nouveau, clair et impérieux: se retirer maintenant dans la solitude du cloître pour y sauver les âmes par la prière et la souffrance, mieux qu'elle n'eût fait par ses relations et son influence directe. La mort d'un époux aimé a délié le nœud formé par obéissance. Elle a pourvu à l'éducation et à l'avenir de ses enfants. Il faut à présent suivre l'appel : à présent ! elle ne lui oppose donc aucun délai. Elle s'arrache à des enfants chéris. Elle ne s'accordera pas même la consolation de rejoindre ses deux filles aux Annonciades. C'est enfin le dépouillement total, absolu, croirait-on. Pas encore.
Tout semblait indiquer, dans le choix qu'elle faisait du monastère des Feuillantines, l'exécution de la volonté divine. Et c'était bien la volonté divine qui l'y conduisait: pour y passer seulement, alors qu'elle pensait y engager sa vie. Là s'offrait à elle une existence d'une régularité et d'une austérité fort rares dans les couvents d'alors. La solitude, la mortification purifieraient sa nature de la moindre poussière déposée par le contact du monde. L'obéissance dégagerait sa volonté de toutes les adhérences de la chair et de l'esprit propre. Le recueillement tempèrerait ce qui pouvait rester encore de trop humain dans son activité apostolique. Par la contemplation et la prière, elle n'aurait plus, come Thérèse d'Avila, de conversation qu'avec les anges. C'était magnifique ! C'était trop pour se forces ; elle y succomberait infailliblement, sans que soins et remèdes y puissent rien. Question de vie ou de mort. Son choix à elle est fait : elle préfère le cloître et la mort.
Une fois de plus la volonté de Dieu se manifeste à sa servante ; elle le fait par la voix de l'obéissance. Le cœur brisé mais soumis, sans hésitation ni réserve, elle se retire. Le cloître n'était pour elle qu'une étape de sa préparation. Maintenant la préparation est achevée; à quoi bon vouloir la prolonger encore ?
Elle est prête pour travailler à la grande œuvre : donner au monde des femmes qui sachent y tenir leur place, une place de militantes pour le maintien dans la société de la foi et de la fidélité à Dieu et à l'Église. Toute sa vie, en apparence décousue, n'a été que l'élaboration du plan providentiel. Le temps est venu de sa réalisation. La lumière se fait ; plus de doute. Il lui faut fonder un Ordre religieux, qui aura cette mission à remplir. Ici encore, sa part est la part douloureuse. Ses filles devront joindre à la vie contemplative celle de l'instruction et de l'éducation. Si difficile, à certains égards, qu'elle puisse être, cette vie mixte a pourtant ses attraits. Pour elle, après les labeurs et les soucis de fondations dans les conditions les plus ardues, après la rédaction, bien souvent entravée, des constitutions, après les tracas des installations, sa part, au sein même de la famille dont elle est la mère, sera d'être clouée, souffrance et humiliée, sur la croix. Elle y trouve lumière et courage, car, au comble de la souffrance et de l'humiliation, Jésus voyait sa Mère et le disciple aimé : Ecce filius tuus ; ecce Mater tua (Jn 19, 26-2 7). Cette double dévotion, chère au cœur de Jeanne depuis l'enfance, l'inspire. En revanche contre l'hérésie de son temps, acharnée à proscrire Marie, elle veut donner à Marie des enfants pleines d'amour et de dévouement, et donner à celles-ci Marie pour Mère. L'Ordre nouveau sera celui des Filles de Notre-Dame, vouées à son service, au culte de sa Conception Immaculée, et les petites filles seront consacrées à Marie dans le mystère de la Présentation.
Depuis, la protection de Marie ne vous a jamais manqué, jamais elle ne vous manquera, tant que vous lui resterez fidèles. Aujourd'hui aussi, l'hérésie, ou encore plus l'irréligion, s'attaque à l'Église, sape les fondements de toute société, les bases de la famille, les principes de l'instruction et de l'éducation chrétienne ou simplement morale. Élevez donc la jeunesse dans l'inébranlable adhésion de la volonté, du mur, de l'esprit à l'Église du Christ, dans l'inaltérable, filiale et solide dévotion envers Celle qui a triomphé et qui toujours triomphera de toutes les erreurs. C'est par ce souhait que Nous voulons terminer, en vous donnant, chères filles de Notre-Dame, à vous, à toutes vos maisons, à toute la jeunesse confiée à vos soins, Notre Bénédiction apostolique.
* Discours et messages-radio de S.S. Pie XII, XI,
Onzième année de pontificat, 2 mars 1949 - 1er mars 1950, pp. 79-84
Typographie Polyglotte Vaticane
Copyright © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana