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DISCOURS DU PAPE PIE XII
À L'UNION INTERNATIONALE DES INSTITUTS D'ARCHÉOLOGIE, HISTOIRE ET HISTOIRE DE L'ART À ROME*

Salle du Consistoire - Vendredi 9 mars 1956

 

C'est bien volontiers, Messieurs, que, répondant à votre souhait, Nous recevons ici votre association, l'« Union Internationale des Instituts d'Archéologie, Histoire, Histoire de l'Art à Rome », à l'occasion du dixième anniversaire de sa création. Nous vous félicitons de l'heureuse idée qui l'a fait naître, ainsi que du développement qu'elle a pris pendant ces dix ans ; elle ne comprend en effet pas moins de 21 instituts, appartenant à 14 nations. Elle est un centre où l'on discute des questions qui les intéressent toutes ; elle accorde aux entreprises, que des instituts isolés pourraient difficilement conduire à bonne fin, un appui financier efficace, et les soutient toutes de son autorité morale. En un mot, elle est devenue le foyer des initiatives et des intérêts culturels de ces diverses nations à Rome. Nous nous en réjouissons cordialement. Nous voudrions aussi vous exprimer Notre satisfaction particulière pour le projet, dont vous Nous avez fait part, de rééditer sur un plan plus vaste la Bibliotheca Historica Medii Aevi de l'illustre Auguste Potthast. Vous savez quels services précieux cet ouvrage rend entre autres à l'histoire ecclésiastique pour la période qui va de 500 à 1500.

En accueillant en septembre dernier les membres du Congrès international d'histoire, Nous leur disions que Nous n'avions nullement l'impression de Nous adresser à des inconnus ou des étrangers. Cette impression, Nous l'éprouvons plus vive encore à présent ; on pourrait même presque dire que le Vatican lui aussi est un institut d'archéologie, histoire et histoire de l'art, c'est-à-dire un institut culturel.

Mais, même si sa résidence, le Vatican, peut se vanter d'être un haut lieu de l'histoire et de l'art, le Pape est le chef d'une société religieuse, d'une Église universelle. Nous voyons en cela une invitation à profiter de votre présence ici, Messieurs, pour revenir sur une question, que Nous avons déjà touchée dans l'allocution au congrès historique rappelée à l'instant : Nous voulons dire la position de l'Église catholique à l'égard de la culture.

Nous affirmions alors que l'Église catholique ne s'identifie à aucune culture. Quelle est la raison profonde de cette attitude ? Elle résulte en principe de l'indépendance radicale de la religion vis-à-vis de la culture. Celle-ci ne permet pas de juger des valeurs religieuses. Ainsi, l'âge d'or de la culture grecque, qui dura deux siècles à peine, tient une place unique dans l'histoire universelle, et le peuple d'Israël en Palestine n'a pas produit de valeurs culturelles comparables. On ne peut cependant rien en conclure quant à la pureté et à l'élévation des conceptions religieuses de ces deux peuples. Plusieurs siècles avant l'apogée de la culture hellénique, le peuple d'Israël exprime déjà, dans les Psaumes et les Prophètes, et même, bien plus tôt, dans le Deutéronome, son idée de Dieu et des fondements moraux de la vie humaine avec une pureté et une perfection, auxquelles l'hellénisme n'atteignit jamais, même chez ses coryphées spirituels, Socrate, Platon et Aristote. L'efflorescence de la culture arabe en Espagne à une époque où, plus au nord, la culture chrétienne à ses débuts s'élevait peu à peu par un effort laborieux, prouve-t-elle la supériorité de l'islamisme sur le christianisme ? Sans doute les savants arabes n'auront-ils pas manqué de reprocher aux chrétiens leur infériorité ; mais il ne faut jamais juger une religion d'après le développement culturel de ses adhérents.

Nous voilà ainsi revenus à l'Église. Son Divin Fondateur, Jésus-Christ, ne lui a donné aucun mandat ni fixé aucune fin d'ordre culturel. Le but que le Christ lui assigne est strictement religieux ; il est même la synthèse de tout ce que renferme l'idée de religion, la religion unique et absolument véritable : l'Église doit conduire les hommes à Dieu, afin qu'ils se livrent à lui sans réserve et trouvent aussi en Lui la paix intérieure parfaite. Voilà pourquoi le Christ a confié à l'Église toute sa vérité et toute sa grâce.

L'Église ne peut jamais perdre de vue ce but strictement religieux, surnaturel. Le sens de toutes ses activités, jusqu'au dernier canon de son Code, ne peut être que d'y concourir directement ou indirectement. Les Papes du XVe siècle, à partir de Nicolas V, ont suivi avec beaucoup d'intérêt le mouvement culturel de la Renaissance. Ils l'ont fait, au début du moins, pour relayer en quelque sorte ce mouvement et ne pas le laisser s'égarer sur des voies étrangères à la pensée chrétienne. Mais l'histoire après coup s'est demandé si, avec le temps, les hommes d'Église n'ont pas subi la charme de l'humanisme au point de lui sacrifier en partie leur tâche principale, s'il est vrai qu'à cette époque, précisément aux environs de ', il a fallu rappeler avec force le sens religieux de la vie et celui de la croix du Christ. Le conflit de la religion et de la culture, à ce moment si important de l'histoire, contribue à mettre en relief l'indépendance radicale de l'Église vis-à-vis des activités et des valeurs culturelles.

D'autre part, on ne peut pas interpréter la conscience qu'a l'Église de cette indépendance comme le fruit d'un certain pessimisme à l'égard de la culture; on s'y complut volontiers au XIXe siècle, et par contre-coup on détermina chez les savants et les publicistes catholiques, comme aussi dans la vie courante, une insistance exagérée sur la sympathie de l'Église pour la culture. Aujourd'hui, les ravages matériels et spirituels, que deux guerres mondiales et leurs conséquences entraînèrent pour l'humanité sans égard aucun pour les pays de vieille culture, ont ramené plus de sobriété et d'objectivité dans l'étude de la question. On n'ose plus guère reprocher à l'Église de se montrer hostile à la culture ; l'Église par contre est convaincue que l'humanité estime et cherche en elle, avant tout, ses ressources religieuses et morales. Ce sont celles-ci en fait qui commandent l'attitude de l'Église envers la culture.

La nature et la révélation, l'histoire et l'expérience sont d'accord pour montrer que l'activité culturelle met en œuvre des aptitudes conférées par le Créateur à la nature humaine. et exécute un ordre qu'il a donné expressément : « Remplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28). Dans les grandes civilisations que la recherche scientifique a révélées, la culture était toujours liée organiquement à la religion. Point d'évolution culturelle saine sans un équilibre approximatif entre les progrès matériels et les progrès spirituels et moraux. Toute déviation dans l'évolution culturelle a sa cause profonde dans l'écart qui s'est creusé entre ces deux facteurs. Il n'y eut jamais de peuple sans religion. L'irréligiosité implique toujours la volonté de se séparer de la religion, une négation, un rejet, jamais une attitude originelle, ni durable. La décadence culturelle est d'habitude précédée d'une décadence de la vie religieuse. Si donc la religion, comme Nous le disions, est radicalement indépendante des formes et des degrés de la culture, par contre la culture qui se veut authentique, saine et durable, appelle d'elle-même une relation intime à la religion.

Le christianisme et l'Église Nous révèlent quelle est cette relation : le christianisme ne recherche pas un spiritualisme pur, qui serait inhumain. Le parfait chrétien est aussi un homme parfait, car personne ne fut plus pleinement homme que l'Homme-Dieu, Jésus-Christ lui-même. Le don total à Dieu est certainement un acte spirituel ; mais il doit s'éprouver dans la réalité de la vie humaine, au fil des heures, des jours et des années. Le christianisme ne connaît pas non plus dans l'univers de domaine où Dieu ne pourrait pénétrer. L'Église a rejeté toute forme de dualisme manichéen : « Frères, dit l'Apôtre Paul, tout ce qu'il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d'aimable, d'honorable, de vertueux, de louable, que ce soit là l'objet de vos pensées » (Ph 4, 8), et plus clairement encore, dans la formule classique bien connue : « Tout vous appartient, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (1 Co 3, 22- 23).

On a restitué récemment à la Summa contra Gentiles (lib. III, cap. 112) du grand Thomas d'Aquin une section, qui y manquait ou qu'on n'y trouvait que sous une forme corrompue ; l'authenticité put en être prouvée grâce à l'autographe du Saint, que l'on conserve encore, et le texte correct en a paru dans l'édition Léonine de ses œuvres (t. XIV, a. 1924, pag. 356). St Thomas traite en ce passage de la Providence divine; dans la langue sobre, mais claire et en même temps profonde, de la Scolastique il exprime en ces termes la même idée que l'Apôtre : « ...ipsa conditio intellectualis naturae, secundum quam est domina sui actus, providentiae curam requirit qua sibi propter se provideatur: aliorum vero conditio, quae non habent dominium sui actus, hoc indicat, quod eis non propter ipsa cura impendatur, sed velut ad alia ordinatis », et de même ensuite : « Constat autem... finem ultimum universi Deum esse, quem sola intellectualis natura consequitur in seipso, eum scilicet cognoscendo et amando... Sola igitur intellectualis natura est propter se quaesita in universo, alia autem omnia propter ipsam ».

Cette position entraîne le refus décidé d'une culture limitée aux seuls éléments temporels ou purement matérialistes. À l'encontre de courants philosophiques contemporains, remarquons-le, il s'abstient, ici et dans les chapitres suivants, d'accorder à l'histoire une estime exagérée et ce caractère d'absolu selon lequel, dans le cours déterminé et fatal des événements, l'homme aurait son rôle à jouer, mais se trouverait impuissant et inerte devant le jeu qui se déroule sur la scène de l'univers, conséquence naturelle d'une conception de la culture, qui ne fonde pas en Dieu la primauté de l'homme vis-à-vis de tous les autres êtres. D'autre part, on ne décèle dans la position de l'Aquinate aucune condamnation du monde, mais son acceptation joyeuse orientée vers Dieu. En plusieurs endroits de ses œuvres, Thomas applique son principe aux différents domaines de la création, jusqu'à donner des normes sur la danse (cfr. S. Thomas Aquin. in Isaiam Proph. Expos. cap. 3 in fin.). En général la philosophie de la culture, qui se dégage de l'ensemble de ses œuvres, est d'un équilibre tellement parfait, qu'elle s'élève presque entièrement au dessus des conditions du XIIIe siècle et du moyen-âge et qu'elle acquiert une valeur définitive.

Dans sa philosophie de la culture, comme dans la majeure partie de sa doctrine, Thomas d'Aquin interprète le sentiment de l'Église depuis ses origines et pour tous les temps. Que par sa seule présence et son action religieuse l'Église ait influencé la culture de l'humanité, c'était donc inéluctable. En fait, même si l'on considère que l'application des principes et des idéals à la réalité pâtit toujours et partout des faiblesses humaines, l'action culturelle de l'Église s'est avérée étendue et féconde, et cela sous un double aspect.

D'abord l'Église elle-même est un organisme vivant et visible, et les œuvres qu'elle a accomplies pour remplir sa mission propre — ainsi, par exemple, la glorification de Dieu, avant tout par l'offrande du Saint Sacrifice, l'éducation des peuples à la civilisation chrétienne, les réalisations charitables et sociales, — se sont révélées en même temps, et pour ainsi dire de soi, comme des valeurs culturelles élevées et souvent de premier ordre. On a organisé l'année passée une exposition des peintures de Fra Angelico : ses visiteurs n'avaient-ils pas l'impression toute naturelle de se trouver devant une réalisation culturelle vraiment supérieure ? Cependant Fra Angelico a composé ces œuvres pour la gloire de Dieu et pour aider les hommes à monter vers Lui. Des valeurs semblables, l'Église n'en manque pas, mais elle ne les juge même pas essentielles.

Nous devons ici introduire une remarque sur la science ecclésiastique, c'est-à-dire celle que l'Église elle-même a cultivée et cultive encore pour mieux pénétrer la foi chrétienne et ses fondements. Cette science a mis à son actif, lors des luttes théologiques qui se déroulèrent du 4e au 8e siècle, aux 12e et 13e, aux 16e et 17e siècles, des œuvres éminentes, dignes des réalisations les plus insignes de l'esprit humain pour leur analyse fine et pénétrante de concepts, la précision, la profondeur et l'ampleur de la pensée et du raisonnement. Elle faisait par là œuvre de culture et l'histoire des sciences confirmera Notre jugement, Nous en sommes sûrs.

Ensuite l'Église a, dès les origines, fait pénétrer dans l'humanité des principes déterminés qui, peu à peu, en silence et sans attirer l'attention, mais d'une manière d'autant plus durable, influencèrent la vie culturelle et la modifièrent profondément de l'intérieur. Citons principalement les suivantes: l'orientation de toute l'existence humaine vers un Dieu personnel, devant qui l'homme se tient comme l'enfant devant son père ; le respect de la dignité personnelle de l'individu:  les hommes sont tous égaux par leur nature, leur origine, leur destinée, sans distinction de caste ou de nationalité ; ils sont tous frères et sœurs en Jésus-Christ ; de même l'union des hommes entre eux et l'établissement de la vie sociale, non sous l'effet des poussées instinctives de la masse ou par la volonté d'un dictateur, mais sous l'influence du Christ. On peut encore ajouter l'estime du travail manuel, compatible avec la dignité de l'homme libre.

C'est ainsi, ajoutons-le en passant, que l'esclavage antique a été frappé à sa racine bien avant qu'il fût possible de le supprimer comme institution économique et sociale. Lisez la brève lettre de l'Apôtre Paul à Philémon. Considéré de ce point de vue, c'est un document culturel de premier ordre. Il faut mentionner encore la doctrine chrétienne de l'État et du pouvoir public. Ils viennent de Dieu, obligent donc en conscience, mais leurs détenteurs en portent aussi la responsabilité devant le Seigneur; une juridiction spirituelle indépendante des pouvoirs publics, destinée à vérifier si les lois humaines s'accordent avec la loi divine ; le droit de propriété reçu avec la dignité personnelle, comme un titre moral qui vaut devant Dieu et le prochain et condamne toute espèce d'exploitation illégitime ; l'exigence du mariage monogamique indissoluble et d'une pureté qui atteigne jusqu'au plus intime de la pensée et de la volonté. L'Église qui fit triompher ces principes contribua par là à l'élaboration de la culture occidentale. On donnera raison à l'histoire, lorsqu'elle affirme que celle-ci prolongeait la culture romaine du Bas-Empire, à laquelle se joignirent des éléments culturels germaniques. Elle a donc hérité de toute l'antiquité et du monde germanique. Mais son âme, ce sont les principes chrétiens que l'Église lui a transmis et qu'elle a maintenus vivants. Aussi la culture occidentale se maintiendra-t-elle et sera-t-elle féconde dans la mesure où elle leur restera fidèle, aussi longtemps qu'elle ne perdra pas son âme.

Dans Notre Encyclique Evangelii praecones, du 2 juin 1951, Nous avons Nous-même déclaré : « Illam Ecclesia, inde ab origine ad nostram usque aetatem, sapientissimam normam semper secuta est, qua quidquid boni, quidquid honesti ac pulchri variae gentes e propria cuiusque sua indole e suoque ingenio habent, id Evangelium, quod amplexae sint, non destruat neque restinguat » (Acta Ap. Sedis, vol. XLIII, a. 1951, pag. 521), et Nous avons ensuite expliqué ce passage. Mais l'âme de toute culture chrétienne, l'Église la fera passer, pour ainsi dire, spontanément dans la pensée et la sensibilité des peuples chez qui elle existe et travaille, pour autant qu'ils n'y avaient pas encore part à la manière de l'anima naturaliter christiana.

C'est dans ces sentiments que Nous appelons de tout cœur sur vos personnes les bénédictions divines et Nous vous souhaitons de les recevoir en abondance.


* Discours et messages-radio de S.S. Pie XII, XVIII,
 Dix-huitième année de Pontificat, 2 mars 1956 - 1er mars 1957, pp. 5-7
 Typographie Polyglotte Vaticane

 



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