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DISCOURS DU PAPE PIE XII
AU PREMIER CONGRÈS DE L'ASSOCIATION
INTERNATIONALE DES
ÉCONOMISTES*

Castel Gandolfo - Dimanche 9 septembre 1956

 

A l'occasion du premier Congrès de l'Association Internationale des Économistes vous avez désiré, Messieurs, venir Nous faire part de vos travaux et Nous donner un témoignage de votre attachement. Nous y sommes très sensible et Nous réjouissons d'accueillir en vous les représentants les plus qualifiés de la science de l'économie. Par votre enseignement dans les Universités, par vos publications et par les avis autorisés que vous formulez, vous exercez incontestablement une action de la plus haute importance sur la société contemporaine, où les facteurs économiques influencent fortement les autres aspects de la vie sociale.

Le présent Congrès prolonge avec éclat la série de vos réunions annuelles, consacrées à l'examen de problèmes économiques particuliers et qui représentent l'activité principale de votre Association. Celle-ci, fondée en 1949 sous l'impulsion de l'Unesco, se propose de favoriser, par la collaboration internationale, le développement de la science économique et rassemble actuellement vingt-cinq organisations nationales de quatre continents. C'est dire l'intérêt que vos délibérations susciteront dans le monde auprès de tous ceux, qui s'attachent au bien de la chose publique.

« Stabilité et progrès dans l'économie mondiale »: tel est le thème que vous avez choisi, et ce simple titre suffit déjà à évoquer les alternatives difficiles, et parfois redoutables, auxquelles doit souvent faire face l'économiste. Dans le vaste organisme social, dont les différentes fonctions s'influencent et se conditionnent réciproquement, il est impossible de toucher à l'une sans ébranler toutes les autres et s'obliger à prévoir des mesures compensatoires. Ainsi, par exemple, il est dangereux d'accroître la production industrielle sans assurer l'écoulement des biens produits, de modifier le volume de la circulation monétaire sans tenir compte du volume correspondant des transactions commerciales, de rechercher le plein emploi en négligeant de prévenir les risques d'inflation. Et pourtant la loi de toute activité humaine, celle du progrès, impose des changements, des améliorations, qui ne vont pas sans déséquilibres passagers. Le grand souci des spécialistes sera donc d'amortir au maximum les conséquences nuisibles des mesures préconisées, de profiter des conjonctures favorables, tout en évitant la dure pénalisation des périodes de crise. Sur le plan international, des discordances graves se révèlent actuellement entre les pays pauvres, qui accèdent de plus en plus à la conscience de leurs immenses besoins, et les nations largement pourvues du nécessaire et du superflu. Dans ces régions sous-développées le progrès est désiré, recherché, parfois avec violence et non sans menaces pour la paix internationale.

Ainsi la tâche de l'économiste s'avère plus étendue, plus ardue que jamais et plus lourde de responsabilités. Sur une planète où les distances comptent de moins en moins, où les idées se répandent avec une fulgurante rapidité, le destin de l'humanité se joue toujours plus serré, les décisions de chaque homme d'État et celles des techniciens, qui le secondent, se répercutent dans la vie de milliers et de millions d'hommes et y déterminent tantôt d'heureuses améliorations, tantôt de dramatiques perturbations. Vraiment l'heure n'est plus aux théories aventurées, aux constructions artificielles, satisfaisantes peut-être pour l'esprit raisonnant dans l'abstrait, mais en profond désaccord avec la réalité, parce qu'une erreur en a vicié le principe de base. C'est pourquoi vous ne sauriez peser suffisamment les conclusions et les jugements que vous formulerez, en vérifier assez le caractère scientifique, c'est-à-dire pleinement conforme aux lois de la pensée et de l'être humain et aux conditions objectives de la réalité économique. Sans entrer dans la discussion de points techniques, Nous voudrions, Messieurs, vous faire part de quelques brèves réflexions, que Nous suggère l'occasion présente.

La science de l'économie commença à s'édifier, comme les autres sciences de l'époque moderne, à partir de l'observation des faits. Mais si les physiocrates et les représentants de l'économie classique crurent faire une œuvre solide, en traitant les faits économiques comme s'ils eussent été des phénomènes physiques et chimiques, soumis au déterminisme des lois de la nature, la fausseté d'une telle conception se révéla dans la contradiction criante entre l'harmonie théorique de leurs conclusions et les misères sociales terribles, qu'elles laissaient subsister dans la réalité. La rigueur de leurs déductions ne pouvait remédier aux faiblesses du point de départ: dans le fait économique, ils n'avaient considéré que l'élément matériel, quantitatif, et négligeaient l'essentiel, l'élément humain, les relations qui unissent l'individu à la société et lui imposent des normes, non point matérielles, mais morales dans la manière d'user des biens matériels. Détournés de leur fin communautaire, ceux-ci devenaient des moyens d'exploitation du plus faible par le plus fort, sous la loi de la seule concurrence impitoyable.

Pour remédier à ce défaut, le marxisme s'efforce de remettre en valeur l'aspect social de l'économie et d'éviter que les particuliers n'accaparent à leur profit exclusif les moyens de production. Mais, par une erreur non moins funeste, il prétend ne voir dans l'homme qu'un agent économique et faire dépendre des rapports de production toute la structure de la société humaine. S'il n'est plus livré au jeu arbitraire des puissances d'argent, l'homme se trouve alors enfermé et écrasé dans le cadre social d'une société durcie par l'élimination des valeurs spirituelles, et aussi impitoyable dans ses réactions et ses exigences que le caprice des volontés particulières. De part et d'autre, on a omis de regarder le fait économique dans toute son ampleur : à la fois matériel et humain, quantitatif et moral, individuel et social. Au delà des besoins physiques de l'homme et des intérêts qu'ils commandent; au delà de son insertion dans des rapports sociaux de production, il fallait envisager l'activité vraiment libre, personnelle et communautaire, du sujet de l'économie. Celui-ci, quand il produit, achète, vend, consomme des biens, reste mû par une intention déterminée, qui peut être la simple satisfaction d'un appétit naturel, mais aussi l'expression d'une attitude toute subjective, commandée par le sentiment ou par la passion. C'est ainsi que des raisons d'amour-propre, de prestige, de vindicte, peuvent renverser complètement la direction d'une décision économique. Toutefois ces facteurs introduisent surtout dans l'économie des perturbations et des troubles et échappent aux prises d'une véritable science ; il faut donc monter plus haut encore, et apprécier l'importance de la décision vraiment personnelle et libre, c'est-à-dire pleinement rationnelle et motivée, susceptible par conséquent d'entrer comme élement positif dans l'édification d'une science économique. D'éminents représentants de votre spécialité ont souligné avec force la signification vraie du rôle de l'entrepreneur, son action constructive et déterminante dans le progrès économique. Au dessus des agents subalternes qui exécutent simplement le travail prescrit, on trouve les chefs, les hommes d'initiative, qui impriment sur les événements la marque de leur individualité, découvrent des voies nouvelles, communiquent une impulsion décisive, transforment les méthodes et multiplient en d'étonnantes proportions le rendement des hommes et des machines. Et l'on aurait bien tort de croire qu'une telle activité coïncide toujours avec leur intérêt propre, ne répond qu'à des mobiles égoïstes. Qu'on la compare plutôt à l'invention scientifique, à l'œuvre artistique jaillie d'une inspiration désintéressée, et qui s'adresse beaucoup plus à l'ensemble de la communauté humaine, qu'elle enrichit d'un nouveau savoir et de moyens d'actions plus puissants. Ainsi, pour apprécier exactement ses faits économiques, la théorie doit-elle envisager à la. fois l'aspect matériel et humain, personnel et social, libre mais cependant pleinement logique et constructif, parce que commandé par le sens véritable de l'existence humaine.

Sans doute, beaucoup d'hommes obéissent le plus souvent, dans leur conduite quotidienne, aux tendances naturelles et instinctives de leur être ; mais Nous voulons croire que peu sont vraiment incapables, du moins aux moments critiques, de faire prédominer les sentiments altruistes et désintéressés sur les préoccupations d'intérêt matériel ; des faits récents ont encore démontré à quel point même chez les plus humbles et les plus démunis, la solidarité et le dévoûment s'exprimaient en des gestes de générosité émouvante et héroïque. C'est aussi l'un des traits heureux de l'époque présente qu'elle accentue le sentiment d'interdépendance entre les membres du corps social, et les amène à reconnaître davantage que la personne humaine n'atteint ses véritables dimensions qu'à la condition de reconnaître ses responsabilités personnelles et sociales, et que bien des problèmes humains ou simplement économiques ne trouveront leur solution que moyennant un effort de compréhension et d'amour mutuel sincère.

Qu'il Nous soit permis de prolonger encore cette perspective, en rappelant un mot de l'Évangile, qui traduit la vision chrétienne du problème de la production et de l'utilisation des biens matériels : « Cherchez d'abord la Royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). Même comme sujet de l'économie, l'homme ne peut jamais introduire une séparation complète entre les fins temporelles qu'il poursuit et la fin dernière de son existence. La parole du Christ a déclenché un véritable renversement des façons communes de concevoir les relations de l'être humain avec le monde matériel ; ne suggère-t-elle pas, en effet, un dépouillement aussi total que possible des sujétions économiques pour mettre toute sa pensée, toutes ses forces au service d'un ordre divin ? Elle apprend à maîtriser l'instinct qui pousse à jouir sans frein de la richesse ; elle invite à préférer la pauvreté comme un moyen de libération personnelle et de service social. Même à l'époque moderne, avide de commodités et de plaisirs, il ne manque pas d'âmes assez nobles pour choisir la voie du détachement et pour préférer les valeurs spirituelles à tout ce qui passe avec le temps.

Si les travaux des techniciens de l'économie n'abordent pas directement ce plan de réalités, ils peuvent toutefois trouver leur orientation dans une conception d'ensemble de leur science, qui fasse place à ce comportement et aux principes qu'ils présupposent ; ils y trouveront, Nous en sommes sûr, de très heureuses inspirations.

Nous espérons, Messieurs, que votre Congrès se concluera sur une note confiante. malgré les écueils innombrables qui jalonnent la route d'un progrès dans la stabilité. Si tous ont le courage d'affronter loyalement les difficultés sans se dissimuler ni fausser aucun des aspects de la réalité, Nous ne doutons pas que vous puissiez bientôt vous féliciter du résultat de vos efforts et les poursuivre avec plus d'ardeur encore, en resserrant entre vous les liens d'une étroite et féconde collaboration.

En gage des faveurs divines que Nous appelons avec instance sur vous-mêmes, vos familles, tous ceux qui vous sont chers, Nous vous accordons de grand cœur Notre Bénédiction Apostolique.


* Discours et messages-radio de S.S. Pie XII, XVIII,
 Dix-huitième année de Pontificat, 2 mars 1956 - 1er mars 1957, pp. 411-415
 Typographie Polyglotte Vaticane

AAS 48 (1956), p.670-672.

Documents Pontificaux 1956, p.500-505.

L’Osservatore Romano 10-11.9.1956, p.1.

La Documentation catholique, n.1237 col.1369-1373.

 



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