DISCOURS DU PAPE PIE XII
AUX PARTICIPANTS AU CONGRÈS INTERNATIONAL
D'ÉTUDES SUR LE MONACHISME ORIENTAL*
Vendredi 11 avril 1958
Nous sommes heureux de vous accueillir en ce joyeux temps de Pâques, chers fils, et de vous adresser Nos félicitations pour le bon succès du Congrès, qui vous a réunis en vue d'étudier ensemble divers aspects du Monachisme Oriental. Dans le programme qui Nous a été présenté, Nous remarquons d'abord une partie historique concernant le monachisme slave, byzantin, syrien, arménien, géorgien, copte, éthiopien, puis une partie juridique illustrant le Motu Proprio Postquam Apostolicis Litteris, que Nous avons publié en 1952, enfin, des vues synthétiques sur le rôle important du monachisme dans l'Église d'Orient et sur la spiritualité monacale et l'unité chrétienne. Ces quelques aperçus montrent suffisamment l'intérêt de vos travaux et l'ampleur des questions qui vous occupent.
Grâce à Dieu, les progrès des sciences historiques et des méthodes d'investigation facilitent grandement un salutaire retour aux sources en ce domaine comme en beaucoup d'autres, et si les événements dramatiques, qui se sont succédé en Orient depuis les origines du monachisme, ont fait subir à celui-ci de terribles épreuves, et parfois des déviations regrettables, il faut se réjouir de tout ce qui peut apporter lumière et réconfort aux généreuses initiatives destinées à lui redonner splendeur et fécondité.
« Dès le début du christianisme, disions-Nous dans le Motu Proprio Postquam Apostolicis Litteris, les moines ont brillé dans le jardin de l'Église, comme des fleurs fraîchement écloses. Fidèles aux inspirations de la grâce, domptant les concupiscences qui font obstacle à la vie spirituelle, enflammés de l'amour de Dieu et des hommes, ils s'appliquaient à la conquête de la perfection évangélique. Anachorètes et cénobites, dans la prière et la contemplation, dans les mortifications corporelles et les autres exercices des vertus, ils gravissaient joyeusement la montagne de Dieu » (Acta Ap. Sedis, a. 44, 1952, p. 65)
On s'est plu à remarquer que l'efflorescence du monachisme correspond à l'expansion rapide du christianisme qui suivit la fin des persécutions, et les documents de l'époque montrent en effet l'élan des âmes généreuses vers cette nouvelle forme de perfection, sorte de martyre volontaire destiné à remplacer le martyre sanglant, dont l'espoir disparaissait. Il convient cependant de noter que, même avant la paix constantinienne, des chrétiens fervents fuyaient déjà le monde et se livraient dans la vie privée aux pratiques de l'ascèse, tandis que d'autres recherchaient au désert le renoncement total aux délices d'une civilisation corrompue. L'exemple surnaturel de quelques grandes figures, comme saint Paul ermite et saint Antoine, entraina dans les solitudes de la Thébaïde, ou dans les laures de la Palestine et de la Syrie, des troupes toujours plus nombreuses d'imitateurs, qui devinrent les fils spirituels de ces premiers Pères du désert. Parmi les conseils du Divin Maître à ses disciples, celui de la chasteté parfaite, consacré par sa naissance virginale, trouva dès les premières générations chrétiennes un fervent écho dans les âmes pures. La continence y fleurit comme un fruit de l'Esprit Saint et constitua l'un des signes les plus évidents de la transformation profonde que le christianisme opérait dans le monde, mais elle suscitait aussi chez ceux qui voulaient la conserver un redoutable combat spirituel. Pour demeurer chaste, ne fallait-il pas absolument fuir le monde ? L'Évangile suggérait des moyens d'une grande énergie pour éviter le péché, surtout le péché de la chair : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà dans son cœur commis l'adultère avec elle. Si ton œil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi » (Mt 5, 28-29). Et comment pratiquer plus parfaitement la pauvreté béatifiante de l'Évangile que dans la solitude, où il n'y a rien que Dieu seul ? L'Ancien Testament et le Nouveau ne donnaient-ils pas d'ailleurs plusieurs exemples de retraite volontaire pour trouver le Créateur dans le silence ? C'est donc à la suite de Moïse et d'Élie, de Jean-Baptiste, de Jésus lui-même, et de saint Paul après sa conversion, que les amis de Dieu le chercheront au désert. Mais l'audace de ces chrétiens héroïques fut d'y fixer leur demeure à jamais, et d'y attendre dans la prière et la pénitence le jour de la délivrance et la rencontre définitive avec le Seigneur tant désiré.
Le mouvement spontané qui porta les chrétiens épris d'absolu à la suite des premiers anachorètes dans les solitudes, fit de ceux-ci les guides obligés de leur généreuse entreprise. Tous n'étaient pas prudents, tous n'avaient pas les qualités physiques et morales nécessaires au moine. Et s'il est vrai qu'on entend Dieu plus facilement dans le silence et la solitude, le démon lui aussi s'y trouve à l'affût. L'Évangile ne dit-il pas que « Jésus fut conduit au désert par l'Esprit, pour y être tenté par le diable » ? (Mt 4, 1). C'est ainsi qu'il échut aux Pères de diriger dans les voies de l'ascèse et de la prière des âmes situées à des degrés très divers de la vie spirituelle. Ils durent s'adapter et s'ingénier à faire comprendre à chacun comment gouverner son âme et la soumettre toute à Dieu, et beaucoup d'entre eux devinrent des maîtres dans l'art de discerner les esprits, de guérir les scrupules, de dissiper les illusions, d'éclairer et d'encourager leurs confrères novices ou plus avancés. Rien d'abstrait ou de systématique encore dans cette formation, mais une sagesse familière et concrète, des exemples, des formules improvisées sous l'inspiration de l'expérience et avec le secours de l'Esprit-Saint. Les mémoires fidèles des disciples conservèrent et transmirent ces anecdotes et apophtegmes, qui formèrent plus tard des recueils savoureux, tels que les « Cent chapitres » de Diadoque de Photicé, ou le « Pré spirituel » de Jean Moschus, et tant d'autres, dont la substance, communiquée dès le VIe siècle à l'Occident par Jean Cassien, est devenue le patrimoine des « traités de la perfection ».
Malgré la diversité des temps et des lieux, un même esprit animait les anachorètes du IIIe et du IVe siècles, et un peu partout la même expérience suscita une évolution naturelle vers le cénobitisme. Les premiers Pères en effet n'étaient pour leurs disciples que des guides bénévoles, dont les exemples et les conversations soutenaient la générosité et éclairaient les esprits. Mais la direction individuelle, si utile fit-elle pour avancer dans les voies de la perfection, ne suffisait pas toujours à garantir les ermites contre les erreurs et les illusions du sens propre. L'histoire des Pères du désert en fournit des exemples nombreux, souvent pittoresques, parfois dramatiques. Des hommes, qui prétendaient d'abord ne pratiquer que l'abnégation et le renoncement à toutes choses, se laissèrent aller parfois à l'orgueil et à l'obstination.
C'est que manquaient le cadre social et ce minimum de dépendance juridique nécessaires pour atteindre la perfection en quelque domaine que ce soit. L'expérience du désert fit comprendre aux meilleurs esprits que 1'autorité du Père spirituel devait se trouver sanctionnée par un accord, au moins tacite, et une promesse d'obéissance, qui lui permit de soumettre chacun de ses fils à un contrôle efficace, et de pourvoir au bien commun, lequel demande une abnégation plus profonde, le renoncement au jugement et à la volonté propres, derniers refuges de l'égoïsme, derniers obstacles à 1'amour de Dieu et du prochain. Ainsi se complétait l'« état de perfection» dans ses lignes essentielles, et c'est 1'Orient chrétien qui l'inaugura dans l'Église.
Le monachisme oriental en effet, bien qu'ayant conservé de précieux caractères spécifiques, est à l'origine des autres formes de monachisme chrétien, et son influence, ainsi que Nous le notions à l'instant, se retrouve plus ou moins dans tous les grands Ordres religieux. Ce qu'on a pu appeler la spiritualité du désert, cette forme d'esprit contemplatif qui cherche Dieu dans le silence et le dénuement, est un mouvement profond de 1'Eprit, qui ne cessera jamais, tant qu'il y aura des cœurs pour écouter sa voix. Ce n'est pas la peur, ni le repentir, ni la seule prudence, qui peuplent les solitudes des monastères. C'est l'amour de Dieu. Qu'il y ait au milieu des grandes cités modernes, dans les pays les plus riches, comme aussi dans les plaines du Gange ou les forêts d'Afrique, des âmes capables de se contenter toute leur vie de l'adoration et de la louange, qui se consacrent volontairement à l'action de grâces et à l'intercession, qui se constituent librement les garants de l'humanité près du Créateur, les protecteurs et les avocats de leurs frères près du Père des cieux, quelle victoire du Tout-Puissant, quelle gloire pour le Sauveur ! Et le monachisme n'est pas autre chose, dans son essence.
On comprend à cette pensée que le droit canon, aussi bien orientai qu'occidental, présente l'état religieux, et spécialement celui des moines, comme digne d'un honneur particulier : « Status religiosus... ab omnibus in honore habendus ist » (cf. Acta Ap. Sedis, a. 44, 1952, pag. 67-68, can. 2 et 6 ; Codex I. Can. can. 487). Aussi est-ce pour Nous une grande consolation et un très doux motif d'espérance de constater que les origines et les principaux caractères du monachisme sont de jour en jour mieux connus et mieux illustrés. Ainsi que Nous le notions dans le Motu proprio déjà cité, les fils des saints Antoine, Pachôme, Aphraate, Hilarion, Basile le Grand, pratiquèrent toutes les formes de la charité apostolique ; ils cultivèrent les connaissances humaines de leur temps. Presque tous les grands noms du monachisme oriental se sont distingués dans la défense de la foi. Hélas, cette culture et ce zèle ont peu à peu en certaines régions décliné ou même disparu. De sages réformateurs, soutenus par les soins maternels de l'Église, ont cependant, à diverses époques et jusqu'au siècle présent, fait refleurir la vigueur première du monachisme. Vos travaux et vos prières contribueront à ce renouveau, Nous le demandons à Dieu, et c'est pour vous témoigner Notre sollicitude paternelle et vous obtenir cette faveur, que Nous vous accordons du fond du cœur Notre Bénédiction apostolique.
* Discours et Messages-radio de S. S. Pie XII, XX,
Vingtième année de Pontificat, 2 mars - 9 octobre 1958, pp. 85-89
Typographie Polyglotte Vaticane
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