MESSE DE MINUIT
HOMÉLIE DU PAPE PAUL VI
AU CORPS DIPLOMATIQUE
PENDANT LA MESSE DE MINUIT*
Noël 25 décembre 1965
Cette sainte nuit ramène devant nos esprits la méditation toujours nouvelle, toujours suggestive, et à vrai dire inépuisable, du mystère fondamental de tout le christianisme: Dieu s’est fait homme! «Si quelqu’un, assure S. Thomas, d’Aquin, considère avec attention et piété le mystère de l’Incarnation, il y trouvera une profondeur de sagesse telle, qu’elle dépasse toute connaissance humaine» («Si quis diligenter et pie incarnationis mysteria consideret, inveniet tantam sapientiae profunditatem quod omnem humanam cognitionem excedat» [Summa contra Gentiles, 4, 54]).
En effet, dire: Dieu, c’est dire la grandeur, la puissance, la sainteté infinie. Dire: l’homme, c’est dire la petitesse, la faiblesse, la misère. Entre ces deux termes, la distance semble impossible à franchir, le fossé impossible à combler. Et voici que dans le Christ ces deux ne font plus qu’un. La même personne vit à la fois dans la nature divine et dans la nature humaine du Christ. Le Père du Ciel peut dire: «Celui-ci est mon fils bien-aimé» (Matth. 17, 5), comme le peut dire à son tour la Vierge Mère, en s’adressant à l’Enfant de la crèche, qu’elle vient de mettre au monde.
Ineffable mystère d’union : ce qui était séparé est réuni, ce qui semblait incompatible se rapproche, les extrêmes se fondent en un: deux natures distinctes - l’humaine et la divine - en une seule personne, celle de l’Homme-Dieu. Voilà toute la théologie de l’incarnation, le fondement et la synthèse de tout le Christianisme.
Le prodige initial réalisé dans le Christ, a sa continuation mystérieuse dans ce qui est ici-bas, jusqu’à la fin des temps, le «Corps mystique» du Christ, la grande famille de tous ceux qui croient en lui. Car c’est chaque homme qui doit être uni à Dieu: «Dieu s’est fait homme, dit magnifiquement S. Augustin, afin que l’homme devînt Dieu». Tel est bien le dessein divin, révélé dans le mystère de Noël. Et l’histoire de l’Eglise à travers les siècles, est l’histoire de la réalisation de ce dessein.
Dans l’Incarnation, Dieu s’est attaché l’homme par des liens si forts, qu’ils vont se révéler capables de dépasser tous les autres, même ceux qu’ont formés la chair et le sang, même ceux qui rattachent l’homme à ce qu’il a de plus précieux en ce monde: la vie. Tout ne nous parle-t-il pas, ici à Rome, du courage des martyrs chrétiens des premiers siècles? Des hommes, des femmes, jusqu’à des enfants témoignent devant le bourreau que se séparer de Dieu par une abjuration serait pour eux un bien plus grand malheur que de perdre la vie. Ils la sacrifient, pour rester unis à Dieu.
Quand le glaive du persécuteur romain a cessé de sévir, c’est dans la solitude que de grandes âmes chrétiennes vont chercher Dieu. On quitte sa famille, on renonce à en fonder une, pour mieux s’unir à Dieu. L’auréole de la virginité est ambitionnée avec la même ferveur que l’était celle du martyre. L’offrande quotidienne de soi-même dans la vie monastique est venue prendre le relai du sacrifice sanglant offert en une fois. Et dans les mille formes de la vie consacrée, cette union de l’homme à Dieu, aimé par-dessus toute chose, continuera à se manifester à travers les siècles et jusqu’à nos jours. L’Eglise suscitera aussi des légions de saints dans le monde; à côté de ses martyrs, de ses vierges, docteurs, pontifes et confesseurs, elle aura l’immense famille de ses saintes femmes, mères de famille et veuves; à toutes les époques et dans tous les pays, elle suscitera nombre de fidèles exemplaires, et tant de foyers chrétiens qui tous témoigneront de ce que peut faire l’homme pour s’unir à Dieu, quand il a compris ce qu’a fait Dieu pour s’unir à l’homme.
Modèle sublime et principe de l’union de l’homme à Dieu, l’incarnation s’est révélée aussi un merveilleux facteur de civilisation. Qui plus que les apôtres du Dieu incarné, a contribué au cours des âges à élever les peuples, et à leur révéler, outre la grandeur de Dieu, leur propre dignité?
La société où pénètre le ferment chrétien voit peu à peu s’élever son niveau moral, et son horizon s’élargir aux dimensions du monde: car ce qui semblait ne devoir concerner que les rapports de l’homme avec Dieu se révèle le plus puissant facteur d’union entre les hommes eux-mêmes. La vertu unifiante de la foi chrétienne agit au sein des familles, et des peuples. Elle abat les barrières de castes, de races, de nations. La foi qui unit l’homme à Dieu unit l’homme à l’homme dans un commun idéal, un commun effort, une commune espérance. La foi au Dieu incarné pénétrant, au long des siècles, les différentes cultures, les purifiant, les enrichissant, les transformant, quel sujet de méditations sans fin! C’est l’intelligence humaine élevée au-dessus d’elle-même, c’est la philosophie humaine recevant le complément des lumières divines comme une plus vive lumière sur son chemin. Et n’est-ce pas la foi, elle aussi, qui a inspiré à Michel-Ange les chefs d’œuvre inscrits au plafond de cette chapelle, et qui font l’admiration des hommes, de génération en génération?
Or cet enrichissement de la culture est en même temps un étonnant principe d’union : une civilisation chrétienne qui mûrit dans un pays, c’est l’entrée de ce pays dans la grande famille où une même foi fait communier les intelligences, les cœurs et les volontés. On n’en finirait pas si l’on voulait détailler ces merveilleux développements qui jalonnent l’histoire de la civilisation. Et qu’est-ce que tout cela, en définitive, sinon la conséquence de l’Incarnation?
De ces vastes fresques que pourrait évoquer à l’esprit l’histoire de l’Eglise, il faut revenir à l’homme, qui en est le sujet et l’artisan. C’est au dedans de l’homme, dans son âme, dans sa psychologie, qu’il faut essayer de saisir les harmonies de la foi et de l’intelligence.
L’Incarnation peut sembler d’abord un poids trop lourd à porter pour l’intelligence humaine. Saint Thomas le dit sans ambages: de toutes les oeuvres divines, c’est celle qui dépasse le plus la raison humaine: car on ne peut, dit-il, rien imaginer de plus admirable («Incarnationis mysterium inter divina opera maxime rationem excedit : nihil enim mirabilius excogitari potest» [Summa contra Gentiles, 4, 27]). A qui en effet serait-il venu à l’idée, que Dieu pût un jour se faire homme?
Mais cette vérité sublime n’éblouit pas l’esprit qui l’accueille humblement; elle l’éclaire d’une lumière nouvelle et supérieure. Dans cette lumière, l’homme comprend son destin, il voit la raison de son existence, la possibilité de sortir de sa misère, d’atteindre le but de ses efforts. Il voit aussi la valeur des créatures, l’aide ou l’obstacle qu’elles peuvent constituer pour lui dans sa marche vers Dieu. Ici aussi, ici d’abord, le mystère de Noël exerce son action unifiante. Et, en le scrutant plus profondément, le croyant y trouve, non pas une explication entre d’autres du destin de l’homme, mais l’explication définitive: il n’y a qu’un Christ, il n’y a qu’un salut! Et ce salut, loin d’être réservé à une nation privilégiée, est proposé à tous. L’âme du croyant se sent alors pénétrée par un sentiment de fraternité universelle; elle comprend en quoi réside la véritable unité de destin de l’humanité, telle qu’elle est dans le dessein de Dieu que nous manifeste l’Incarnation. Elle saisit le principe fondamental d’union de l’homme avec Dieu et des hommes entre eux; Noël est devenu pour elle ce qu’il est: plus que mystère d’union, mystère d’unité.
Et ce mystère, d’où procède-t-il, où a-t-il sa source? Disons-le d’un mot qui explique tout: il est l’effet de l’amour. Ce moyen divin d’unifier l’homme en lui-même et d’unifier le genre humain autour du Dieu fait homme, ce n’est pas, ce ne peut pas être une détermination imposée par la force, à laquelle on ne pourrait se soustraire. Aussi la foi est-elle proposée, et non imposée. Dieu respecte trop sa créature, qu’il a faite libre, et non esclave. Si la foi et l’intelligence sont amies, combien plus la foi et la liberté! Que pourrait valoir un amour qui serait de contrainte et non de choix?
Ainsi l’Enfant de la crèche-nous révèle le dernier mot du mystère: Dieu s’est incarné parce qu’il a aimé l’homme et qu’il a voulu le sauver. On peut accepter ou refuser l’amour. Mais si on l’accepte, il apporte au coeur une paix et une joie indescriptibles: Pax hominibus bonae voluntatis! Daigne le Dieu fait homme ouvrir en cette nuit nos esprits et nos cœurs, afin que «connaissant Dieu visiblement, nous soyons par lui entraînés à l’amour des choses invisibles»: ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hunc in invisibilium amorem rapiamur!» (Missel Romain, Préface de Noël). Amen.
*AAS 58 (1966), p. 83-87.
Insegnamenti di Paolo VI, vol. III, p. 810-813.
L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française, n. 53 p.2.
La Documentation catholique, 1966 n. 1463 col. 161-164.
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